Ayn — Nihil

 

Pris sur Academia.edu. Ta’anug : la béatitude érotique, de la Kabbale au Hassidisme par Moshe Idel, traduction de l’anglais par Ènocint catwace, no copyright infringement intended.

Au rang le plus inférieur, il y a la douleur, la pauvreté et la souffrance, et à ce niveau, Malkhut est l’attribut le plus bas car ses pieds descendent dans la mort…

R. Jacob Joseph de Polonoy

*

Alors, il devra élever les choses déchues à leur racine…

R. M. Nahum de Tchernobyl

*

Le Vierge, le vivace, le bel aujourd’hui

Stéphane Mallarmé

*

Décrire ses sensations est une entreprise notoirement difficile, d’autant plus dans une langue étrangère, à plus forte raison celle du tout-autre, la langue des saintes écritures, ce creuset d’informations sur de sublimes expériences, issues d’un lointain et glorieux passé.

Le vocabulaire de la langue hébraïque vétérotestamentaire comprend de nombreux termes pour désigner la félicité ou le plaisir, comme ta’anug, ‘oneg, no’am, hana’ah, sha’ashu’a (pluriel : sha’ashu’im), ou nahat ruah. Chaque mot délimite son propre champ sémantique qui excède les limites de cet article. Le premier des six termes est le plus important, celui qui exprime une notion de plaisir supérieur.

Dans le Cantique des Cantiques 7 :7, le terme ‘Ahavah (amour) qualifie ta’anug : ‘ahavah be-ta’anugim, littéralement « amour empli de béatitude. » Néanmoins, l’expression décrit moins un sentiment que la personne aimée elle-même et revêt une dimension personnelle, voire physique. C’est également le cas d’autres occurrences, au pluriel, apparues plus tard, que l’on trouve dans l’Ecclésiaste 2 :8, sous la forme ta’anugot benei’ ‘adam, « les plaisirs de l’homme et de la femme. »

Tout aussi importante pour les développements ultérieurs de la kabbale, la présupposition biblique que l’homme peut atteindre la béatitude en Dieu. Dans de nombreux versets — Isaïe 58 :14 ; Psaumes 37 :4 ; Job 22 :6 et 27 :10 — la forme réflexive du verbe ‘ng, tit’aneg désigne un contact avec Dieu qui implique un plaisir en Dieu. Dieu n’est pas ici conçu comme une entité transcendante, inaccessible, et encore moins inconnue de l’homme, mais au contraire, il existe une forte relation érotique entre le Créateur et sa créature.

D’une part, la théologie de l’Alliance a parfois été formulée au travers de représentations mariales, donc, avec un sens de l’intimité et de l’érotisme ; d’autre part, les rituels rabbiniques essentiels à l’Alliance ont été conçus comme des rapports intimes, voire érotiques entre Dieu (le côté masculin) et le peuple d’Israël féminisé, sous forme céleste de Knesset Israël.

Dans les lignes qui suivent, nous étudierons quelques occurrences du terme « ta’anug » dans la mystique, mais nous éviterons les significations les plus fréquentes dans la littérature rabbinique et la kabbale, qui évoquent en général des visions post-mortem. Nous nous concentrerons plutôt sur les expériences in vivo ; toutefois, l’aspect eschatologique joue un rôle sur la sensibilité mystique, comme une préfiguration paradisiaque ou une présence du futur, mais réservée à certains.

Ta’anug : mystique, rituel, théurgie et théosophie.

Le lien entre rituel et extase apparaît explicitement en Isaïe 58 :13, où le Shabbat est qualifié d’’Ogeg, de félicité, mais la littérature rabbinique se montre assez peu loquace. Néanmoins, même un philosophe du treizième siècle peu porté sur les joies physiques, R. David Qimhi, écrit dans son commentaire d’Isaïe que : « La félicité du corps est un commandement positif au jour du Shabbat : il faut servir de bons plats, pour distinguer ce jour des autres, pour qu’on se souvienne de la Création et que Dieu créa le monde ex nihilo, en se reposant le septième jour ; grâce à cela, l’homme célébrera Dieu et l’exhalera par sa bouche et par son cœur, et son âme connaîtra la félicité. »

Qimhi considère le Sabbat comme une occasion d’accroître le plaisir physique d’une félicité spirituelle ; cette dernière relève de la pure contemplation de Dieu, détachée de toute corporalité, une fois que toutes les autres exigences ont été satisfaites. Apparemment, cette réjouissance ne concerne que l’âme de l’officiant du Shabbat ; de la réaction de Dieu, nous ne savons rien. Dans la littérature kabbalistique, la félicité du Shabbat est interprétée en termes d’affinités avec une entité céleste sabbatique, celle de la Séfira Binah, ou Yessod, ou encore Malkhut. Le Shabbat céleste constelle le temps du Shabbat terrestre, le temps de la félicité, mais aussi celui de l’union conjugale.

Le Sefer ha-Bahir, un des premiers textes de la kabbale théurgique et théosophique du début du treizième siècle, traite également de cette félicité. « Habacuc a dit : je sais que ma prière a été reçue avec félicité et moi aussi, j’en ressentis de la félicité. » Il n’y a pas d’autre équivalent dans la Bible et nous pouvons en déduire que ce texte se réfère à une double expérience : celle de Dieu et celle du kabbaliste. La première est une variante du point de vue rabbinique comme quoi les prières et les rituels affectent favorablement Dieu.

Dire que la prière induit la félicité du royaume céleste, cela revient à postuler une opération théurgique qui se répercute dans les deux sens. Cette simultanéité est importante car elle attribue au rituel le plus répandu, celui du shabbat, un rang supérieur. D’autre part, compte tenu de la centralité du Sefer ha-Bahir dans la formation de la kabbale, nous pouvons en déduire la prégnance de cette conception, même quand le Bahir n’est pas explicitement mentionné.

Il nous faut citer un autre kabbaliste du treizième siècle, R. Ezra ben Shlomo de Gérone : « Laissez-le m’étreindre de ses baisers [de sa bouche] : telles sont les paroles de gloire, le désir de celui qui s’élève, d’adhérer pour être illuminé de lumière céleste, incréée, non-imaginée, qui monte seulement en pensée, comme une idée, et c’est la raison pourquoi il [le verset] en parle à la troisième personne et pourquoi le baiser est une allégorie de la jonction de l’âme à sa source de vie et de l’accroissement du saint esprit et c’est la raison pour laquelle il est écrit de « m’éteindre de ses baisers » [mi-neshiqqot] car chaque cause [chaque Séfira] reçoit pensée et lumière de la pure splendeur. »

Cet extrait présente de fortes influences néoplatoniciennes ; je l’interprète comme deux moments distincts de la vie du mystique : la jonction de l’âme à la source et la réception du Saint Esprit qui en résulte. Si nous concevons un lien entre ces deux moments, nous pouvons nous demander en quoi consiste cette béatitude ? Si seule l’âme du praticien en bénéficie, il paraît difficile de comprendre pourquoi il en résulterait une émanation supplémentaire du Saint Esprit.

Néanmoins, si nous attribuons cette félicité à l’hypostase de la « source de vie », nous pouvons considérer l’accroissement d’influx comme la conséquence de l’excitation produite par l’âme du mystique sur ce degré de l’Être. En effet, le même texte nous apprend que « l’accroissement du Saint Esprit » est un influx qui se déverse sur les soixante-douze noms et « l’accroissement de la bénédiction » désigne un processus qui prend place au sein des Séfirot. Dans tous les cas, y compris chez R. Ezra, il existe un lien explicite entre la jonction de l’âme à sa source et l’accroissement de l’influx et il s’agit d’un lien régulier et non accidentel.

Si les Séfirot, ou causes célestes, éprouvent de la félicité, je n’exclus pas que ce soit également le cas de l’âme, comme semble le prouver l’expression « ta’anug ha-neshamah », les félicités de l’âme. Sans doute à l’occasion de sa montée, l’âme pénètre-t-elle le système théosophique céleste où elle subit un processus analogue à celui qui se déroule dans les puissances.

Ainsi, la félicité rejaillit-elle des deux côtés, comme dans le Sefer ha-Bahir. Le terme « ta’anug » désigne la réception de l’influx divin par la puissance féminine de la Shekhinah et, selon la théosophie de R. Ezra, il existe un fort parallélisme entre la dernière Séfira et l’âme humaine. Par ailleurs, le lien entre « devequt » (l’union ou la jonction) et « ta’anug » (béatitude)  est un lieu commun dans le hassidisme, à tel point qu’il devient difficile de distinguer entre les deux termes.

À la fin du quinzième siècle, parmi le corpus des traditions mises par écrit, en Ukraine et dans l’Empire Byzantin, par un certain R. Moshe de Kiev, nous rencontrons une claire formulation des rapports entre la béatitude et les opérations théurgiques-théosophiques.

« Les actions des entités inférieures laissent une empreinte sur les entités célestes ; c’est la raison pour laquelle chacun devrait se féliciter du jour élu, pour la félicité du roi et de la reine et quiconque ajoute à cette félicité n’en sera que meilleur. »

Le couple royal désigne ici les Séfirot Tiferet et Malkut, c’est-à-dire les manifestations masculine et féminine du divin dont l’union érotique revêt une importance suprême pour l’établissement de l’harmonie dans le monde d’en haut et dans celui d’en bas. Cette félicité dépend de l’accomplissement des rites ici-bas et tout augmentation du bonheur chez l’officiant se traduit par un accroissement analogue dans les hauteurs. Toutefois, dans le cas présent, le processus qui s’accomplit au sein du monde divin, que j’appelle théurgie, ne paraît pas avoir d’effet en dehors, dans les régions inférieures de la réalité, ce qui serait alors une forme de magie.

Tournons-nous à présent vers le dix-huitième siècle : nous y trouvons un intérêt accru pour la corrélation entre béatitude et rituel. Ainsi, chez R. Nathan Neta de Sieniawa, auteur d’un commentaire intitulé Olat Tamid :

« Parfois, lorsqu’un récite les Psaumes, une voix descend sur lui, une voix pour lui, qui provient de son âme pour sa plus grande joie, une voix sublime qui entre en lui, qui lui donne l’ardeur des amants et cela arrive parfois lors même que cette personne n’en a pas ou n’en connaît pas l’intention [et pourtant] son âme jouit d’une félicité spirituelle. Lors du Qeriyat Shema’ celui qui prie reçoit, à chaque lettre prononcée, la lumière sur son âme et sur ses 248 membres et il lui incombe de prier dans cette intention pour chaque et chacune des lettres, car il atteint ainsi les mondes surnaturels, par chaque sainte prononciation. »

Plus loin, ce commentaire nous apprend que la béatitude se traduit par la descente d’une lumière céleste sur l’âme et le corps du récitant et que cette expérience ne dépend pas de la juste compréhension du texte récité, mais sur les capacités propres aux sonorités du texte lui-même, sonorités qui attirent la lumière en ce monde, induisant par la même la béatitude.

La transition de la kabbale aux premiers écrits hassidiques, où s’accroît cet intérêt pour la béatitude mystique, marque une étape supplémentaire dans l’érotisation de la mystique juive. La littérature hassidique recourt très fréquemment au terme « ta’anug », dix fois plus que le corpus kabbalistique, et cette prépondérance statistique est capitale pour le thème qui nous préoccupe. Le hassidisme se soucie moins de l’union du parèdre divin des Séfirot Tiferet et Malkhut que du ressenti de béatitude qui s’ensuit du contact direct entre le récitant et Dieu.

Plus qu’aucun autre mystique avant lui, R. Israël ben Eliezer Ba’al Shem Tov (1699-1760), alias Besh, alias le Maître du bon nom, le fondateur du hassidisme, insiste sur la béatitude. Quelque part, il décrit le Tzaddiq comme « celui qui jouit de l’adulation de Dieu. » Selon lui, l’alternance des mouvements d’approche et de retrait vers la divinité, « ratzo va-shov », permettent de reproduire la béatitude, « quintessence de l’adoration de Dieu. »

D’après R. Jacob Joseph de Polonoy : « Il existe dix Séfirot en l’homme, lequel est microcosme, et ce, depuis que la pensée s’appelle Abba [Père], et qu’après le Tsimtsoum, elle fut appelée Imma [Mère] et ainsi de suite, jusqu’à la foi, qui se prénomme les ‘hanches de la vérité’ ; tout comme la béatitude en Dieu [ta’anug] s’appelle Yessod, Tzaddiq ; c’est le signe de l’Alliance. »

Nous avons ici une comparaison entre microcosme et théocosme. Néanmoins, pour notre propos, il importe de souligner l’affinité entre « ta’anug » et le membre viril. L’apparition de ce terme à proximité immédiate du « signe de l’Alliance », de la circoncision, et de la Séfira de Yessod ne laisse subsister aucune ambiguïté sur la relation entre la béatitude et le phallus. Pour sa part, le Grand Maggid de Mezeritch (1704-1772), un des principaux disciples du Besht, déclare :

« Si les fils d’Israël accomplissent la volonté de la Place [Dieu], ils accroissent la béatitude des hauteurs et quand les fils d’Israël se repentent, et provoquent la réintégration de toute chose à leur source, ils accroissent la béatitude des hauteurs. »

Nous avons ici affaire à la substitution du terme Ta’anug à une expression rabbinique : dans la version traditionnelle, Israël, ou les Justes, assurent la subsistance [mefarnesim] de Dieu, mais, dans le hassidisme, Israël assure la béatitude de Dieu. Ailleurs, le Grand Maggid décrit les serviteurs de Dieu comme des fils qui inspirent la joie de leur père. Dans cette tradition, la prière inspire à Dieu une béatitude qui lui fait résider dans le monde pour le combler à son tour.

De même, le fils du Grand Maggid, R. Abraham Friedmann, alias l’Ange, mentionne deux formes d’adulation : celle des justes [Tzadikkim] qui accomplissent les commandements pour accroître la béatitude de Dieu et une autre forme, la plus haute, celle du plus haut Tsaddik, qui, par sa propre annihilation, vise à amener la rédemption au monde entier, la théurgie béatifique étant, en elle-même, inférieure à ce dernier processus, magique, par lequel l’influx descend sur terre.

La dialectique des deux étapes est significative : la béatitude, ou l’excitation érotique, que le pratiquant éveille en Dieu, produit un influx, une sorte d’émission qui pénètre le monde. Dans le point de vue des maîtres hassidiques, le monde, dans sa totalité, est considéré comme féminin alors que Dieu, lui, représente le pôle masculin. Une distinction analogue entre la béatitude et la captation de l’influx figure dans une autre tradition hassidique, celle de l’école d’un disciple du Grand Maggid, R. Levi Isaac de Berditchev :

« Parfois, la lettre gouverne l’homme et à d’autres moments, l’homme gouverne la lettre. Ce qui veut dire que lorsque l’homme prononce certaines prières avec assez d’énergie et de dévotion, la prière le gouverne car la lumière divine contenue dans les lettres lui confère vitalité et béatitude de sorte qu’il puisse adresser des louanges au Créateur ; mais l’homme en prière ne peut rien abolir de mauvais en réalisant d’autres combinaisons [de lettres] mais lorsque quelqu’un prononce des discours avec dévotion et incarne toute sa puissance dans les lettres et se joint à la lumière de l’Infini, bénie soit Son nom, qui réside dans les lettres, cette personne s’élève au-dessus des lettres et il peut alors les combiner comme il l’entend et il sera capable d’attirer l’influx sur terre, pour la bénédiction de toute chose bonne. »

En concentrant sa dévotion et son énergie dans la récitation, un homme en prière peut prendre l’ascendant sur les lettres ; en les combinant de manière inédite, il peut diriger la réalité entière. C’est un aspect « magique » auquel s’ajoute un autre, moindre, d’aspect théurgique, qui n’implique pas un investissement total et qui ne bénéficie que de la béatitude, sans pour autant changer la réalité ; le processus se limitant alors à une auto-transformation.

R. Asher Tzevi d’Ostraha, un autre disciple du Grand Maggid, nous donne une brève et éclairante explication : « Celui qui concentre ses actes pour induire la béatitude de son Créateur attire l’Aleph, le symbole du Maître du Monde, dans chacun de ses actes. Mais s’il ne cherche que sa propre béatitude, et non celle de son Créateur, alors, il sépare l’Aleph, le Maître du Monde. »

La captation de l’influx fait partie d’une configuration plus large qui commence avec l’induction de la béatitude dans les sphères supérieures, ici considérées comme masculines, mais non pour le bénéfice unique de l’opérateur. Le motif de la captation de l’Aleph en tant que symbole de Dieu, trouve plusieurs équivalents dans le hassidisme. Dans le passage cité, il faut le distinguer d’un plaisir égoïste qui séparerait Dieu du kabbaliste : seule une dévotion plus intense, qui suscite le plaisir chez Dieu, fera descendre Dieu sur le kabbaliste pour rejaillir ensuite sur ses actes. Nous discernons ici une tentative pour minorer l’aspect magique du drainage de l’influx.

D’autre part, R. Israël de Kuznitz, nous apprend que le Tsaddik induit l’émergence d’une facette féminine en Dieu.

« Ainsi qu’il est bien connu, le terme Zo’t [pronom démonstratif féminin en hébreu] désigne la facette féminine [de Dieu] dès lors que l’essence de l’adoration de Dieu est de produire la béatitude du Créateur, béni soit-Il, alors, le Créateur est un Vase, ce qui explique le verset : « Ceci a été fait par l’Éternel » [Psaumes 118 :23] c’est-à-dire, la facette du féminin, du Zo’t, du Très Haut, béni soit-Il, ce qui est une chose merveilleuse à nos yeux. »

Le rituel vise à produire la béatitude en Dieu, perçu comme un vase, donc comme une entité féminine, affectée par une entité masculine, en l’occurrence un homme en prière. Cette inversion des rôles rappelle la théurgie des principaux courants kabbalistiques lorsque le domaine divin est décrit comme affecté par l’activité humaine. Une idée semblable apparaît chez un disciple du Grand Maggid, R. Abraham Joshua Heschel d’Apta. Dans son célèbre ‘Ohev Israël, il distingue deux dimensions chez l’orant :

« Tout dans le monde revêt nécessairement un aspect masculin ou bien féminin, ce qui est vrai chez l’orant de Dieu qui doit posséder l’aspect masculin et féminin… celui d’émanateur et de vase. L’aspect masculin désigne ce qui produit en permanence une émanation : par cette sainteté, par la dévotion, par la pureté de ses pensées, l’orant diffuse une béatitude spirituelle vers les lumières célestes, les mondes et les attributs ; mais l’orant possède aussi un côté féminin, celui du vase dans lequel il attire l’influx des mondes célestes, ce faisant il les attire aussi sur [tous les membres de] la communauté d’Israël quels que soient leurs besoins de grâce… L’aspect masculin produit un influx dans les hauteurs et cet influx devient semence et prend un aspect masculin par rapport à l’aspect féminin et l’aspect féminin du Tzaddiq désigne cette faculté à recevoir l’influx céleste et à attirer d’en haut vers le bas toutes sortes de bonnes choses et de bonheurs matériels. »

Le vase de béatitude se définit par la qualité même de sa réceptivité, par son côté féminin, indépendamment de toute individuation sexuelle ou de toute considération de genre. Cette approche rappelle l’anima et l’animus de Jung, à quoi il faut ajouter une influence néoplatonicienne lorsqu’il est question d’émanateur et de vase. Induire la béatitude est une mission qui redéfinit la structure hiérarchique et les genres qui sont en jeu dans l’expérience mystique. Dans la même veine, nous lisons chez R. Nahman de Bratzlav :

« Il est bien connu que le vase de béatitude de toute personne est appelé femme… C’est pourquoi lorsque le Saint Nom, béni soit-Il, reçoit la félicité par la prière d’Israël et c’est comme s’il devenait féminin dans sa relation à Israël… grâce au parfum que Dieu reçoit des prières d’Israël, il devient alors le secret du féminin. »

Aussi bien les rituels de prière de la kabbale théurgique-théosophique que ceux du hassidisme exercent une influence sur la divinité : les prières induisent bonheur et félicité et produisent dans le monde céleste un « état d’esprit » qui peut être décrit comme féminin. Au contraire de l’hypostase féminine de la Kabbale théosophique, qui est affectée par l’activité humaine sans être produite par elle, les textes hassidiques présupposent que l’aspect féminin de la divinité émerge comme la résultante d’un acte rituel spécifique. Cette entité féminine provient d’un type de relation particulier entre le divin et l’humain, plutôt que d’une hypostase distincte.

Cette relation à deux termes entre une « élite » humaine, les Justes, et le divin constitue selon moi un modèle magique-mystique qui informe de nombreux textes kabbalistiques ou hassidiques. Parmi les principales interprétations de ce modèle, l’érotisme insiste sur la production de béatitude comme première étape. Bien que l’érotique soit marginale dans l’économie générale de la kabbale théosophique-théurgique, elle tend à occuper une place centrale dans la littérature hassidique.

Béatitude dans la kabbale extatique.

Un rituel peut exercer une influence sur la complexité du royaume céleste des dix Séfirot. La production de la béatitude s’inscrit dans une théorie plus générale des tâches religieuses du kabbaliste : comment accomplir les commandements de telle manière à améliorer les relations entre les puissances divines.

Si la tendance principale de la Kabbale attribue un grand rôle à la correspondance entre les activités humaines et les puissances divines, l’école de la kabbale extatique qui se développa dans le dernier quart du treizième siècle se focalisait plutôt sur le contact direct avec le divin. Un des signes annonciateurs de ce contact était la béatitude ressentie par le mystique ; en fait, ce courant devait beaucoup au corpus néoplatonicien où la béatitude est décrite comme l’intellection et l’adhésion aux sphères célestes. Cette tendance puisait surtout son inspiration chez Maïmonide lorsqu’il décrit les joies et les heurs des rares parfaits dans son Guide des Égarés — Livre III, chapitre 51.

Pour bien comprendre Maïmonide et d’autres philosophes juifs par rapport aux kabbalistes et hassidim, il faut garder ceci à l’esprit : si le mystique ressent la béatitude lorsqu’il entre en contact cognitif avec Dieu, Dieu en tant qu’intellect ne partage pas cette béatitude. Le Dieu impassible des philosophes intellectualise constamment mais sans être lui-même sujet à des sensations. Maïmonide lui-même envisage cette expérience dans de rares cas, dans le Peraqim be-Hatzlahah, un apocryphe originellement rédigé en arabe, sans doute au milieu du treizième siècle, dans des milieux juifs du Proche-Orient apparentés au soufisme. Dans ce traité, le lien entre rituel, extase et béatitude apparaît clairement :

« Celui qui prie se tournera vers Dieu, debout sur ses pieds, et il ressentira la béatitude dans son cœur et dans ses reins, les mains étendues en avant, et ses organes de la parole parleront tandis que les autres membres de son corps trembleront de peur, mais il ne cessera d’émettre de douces paroles ; le cœur brisé, il se préparera, il suppliera, il se recroquevillera, prostré, gémissant, comme devant un puissant et redoutable souverain et il ressentira une profonde stupeur jusqu’à ce qu’il parvienne dans le monde des êtres sentant et pensant. »

En dehors de ces deux exemples — Maïmonide III, 51 et Peraquim be-Hatzlahah — le terme « béatitude » apparaît rarement dans les sources philosophiques jusqu’au milieu du treizième siècle. En revanche, dans la kabbale extatique d’Abraham Aboulafia (1240-1291), nous trouvons de nombreuses occurrences du terme ta’anug, bien plus, en fait, que dans toute la littérature kabbalistique avant lui. Dans un de ses écrits les plus anciens, Aboulafia écrit :

« Et je vis que jusqu’à lui monte la quintessence de toute expérience et que vient de lui toute sagesse, toute logique et pour chaque âme intellective vient la béatitude de la vision. »

Une autre occurrence, dans un contexte explicitement érotique, se rencontre dans son ‘Or ha-Sekhel, diffusé vers 1380, à Messine.

« Le nom de Dieu [le Tétragramme] se compose de deux parties comme il y a deux amours, deux amants dont les [moitiés d’] amours se fondent en un lorsque l’amour s’actualise. L’amour de l’intellect divin et l’amour intellectuel humain se conjoignent en un.

« Exactement de même, le nom [de Dieu] inclut [les mots de l’] Un en vertu de la relation entre l’existence humaine et divine au cours de l’acte d’intellection, qui est identique à l’intellect dans son existence, jusqu’à ce qu’ils deviennent un, une seule entité. C’est la puissance majeure de l’homme : lier l’inférieur au supérieur de sorte que l’inférieur monte et se joigne au supérieur et que le supérieur descende et embrasse l’entité qui monte vers lui, comme le marié embrasse la mariée, affermi d’un grand et puissant désir, qui relève du ta’anug des deux, grâce à la puissance du nom [de Dieu] »

Les deux amours forment deux éléments d’une unité qui se reflète dans la structure des consonnes du Tétragramme qui, en termes de guématrie, comprennent la valeur des mots hébreux ‘Ahavah (amour), ‘Ehad (un), les deux termes ayant la même valeur numérique de 13. Deux « amours » et deux fois « Un » font 26, ce qui semble impliquer pour Aboulafia un chiffre complet, un peu comme la fable de l’Hermaphrodite dans le banquet de Platon. La question est de savoir si Dieu, l’Intellect Actif du cosmos, ressent aussi de la béatitude. On peut penser que oui d’après la fin de l’extrait et cela semble également vrai dans un commentaire d’Aboulafia à propos du Guide des Égarés, intitulé Hayyei ha-Nefesh, où il écrit :

« La jonction de tout le savoir humain au Nom est le secret de la béatitude de l’époux et de la mariée : il est connu que cette voie merveilleuse est celle de tous les disciples des prophètes qui ont écrit ce qu’ils ont écrit selon le Saint Esprit et qui sont ceux qui savent les chemins de la prophétie. »

La guématrie qui informe cet extrait est celle de ta’anug = 529 = ha-hatan ve-ha-kallah (l’époux et la mariée) qui suggère que la béatitude n’est pas seulement une sensation intellectuelle ou spirituelle mais aussi érotique et qu’elle se partage entre les deux partenaires au cours du processus. La même guématrie apparaît à la fin d’un traité anonyme, le Sefer ha-Tzeruf, composé par un cercle de disciples d’Aboulafia, dans lequel l’expression « ha-kokhmah ha-‘Elohit », la science du Divin = 529, apparaît pour signifier que l’étude de la métaphysique est une béatitude commune à l’homme et à l’intellect cosmique. La béatitude est ici signifiée comme la résultante d’un acte d’intelligence.

Autre motif récurrent : la sensation de félicité n’accompagne pas seulement les expériences mystiques, mais elle en est le but. Dans son Sefer ‘Or ha-Sekhel, Aboulafia écrit :

« La lettre est comme la matière, la vocalisation comme l’esprit qui meut la matière, et la compréhension de qui émeut et de qui est ému revient à l’intellect ; et c’est cela — ce qui agit en esprit et en chair, lorsque la béatitude est reçue par celui qui comprend —, qui constitue le telos, le but. »

Selon la hiérarchie aristotélicienne des quatre causes connue de toute le Moyen Âge, la cause dernière, le but ou la raison d’être d’une chose est la plus importante. Dès lors, on peut en déduire la primauté de la sensation (béatitude) sur la compréhension. Mais ailleurs dans ses écrits, Aboulafia se montre moins tranché sur la distinction entre compréhension et béatitude, bien que là aussi la béatitude est le but. Dans son commentaire du Pentateuque, il écrit

« Le but du mariage de l’homme et de la femme n’est autre que leur union conjugale et le but de cette union et la fécondité et le but de la fécondité et de donner naissance et le but des naissances est d’étudier la Torah [par l’enfant devenu grand] et le but de cette étude est la compréhension du divin et le but de cette compréhension est de maintenir celui qui comprend avec la béatitude gagnée sur la compréhension [ta’anug hasagato] car tel est la signification du cercle de la création. »

Hédonisme intellectuel : le but de toute la Création est de parvenir à la béatitude par la raison. D’après les extraits ci-dessus, on pourrait toutefois penser que seul l’intellect inférieur connaît cette béatitude dès lors qu’il est le seul à comprendre l’intellect supérieur. Dans un autre passage, nous trouvons la même insistance sur les plaisirs de l’entité inférieure. Bien qu’Aboulafia n’emploie pas le terme « ta’anug », l’extrait suivant fournit un parallèle intéressant avec le passage ci-dessus.

« Et vous sentirez en vous un autre esprit naître et croître par-dessus votre corps et vous procurer un vif plaisir et ce sera comme un baume qui vous couvrira de la tête aux pieds, encore et encore, et vous vous réjouirez et vous en ressentirez un vif transport, de reconnaissance et de tremblement, de joie de l’âme et de tremblement, comme le cavalier qui file sur sa monture et qui éprouve bonheur et allégresse tandis que l’échine de son destrier frissonne sous lui. »

Cette comparaison entre l’âme / corps et le cavalier / monture est fréquente au Moyen Âge. Aboulafia semble considérer les comparaisons d’ordre physique comme adéquates pour décrire le ressenti mystique ; en quoi il se distingue fortement de Maïmonide qui voit la saisie du Divin comme le plus haut objectif de l’activité humaine mais pour qui le plaisir éprouvé n’est qu’un effet secondaire.

Aboulafia, lui, synthétise une approche apparemment fondée sur sa propre expérience, mais peut-être aussi sur le soufisme ; selon lui, il existe un degré supérieur, plus élevé encore que l’acquisition de l’intellect parfait, celui de la béatitude mystique. Dans un autre passage de son Hayyei ha-‘Olam ha-Ba’, la béatitude survient par l’accélération de la technique du rituel qu’il a mise au point. Son disciple, R. Nathan ben Sa’adyah Harar dans son Sha’arei Tezdeq, un autre traité de kabbale extatique, composé à Messine, décrit ainsi le paroxysme de ces exercices mystiques :

« Alors, je fus oint de la tête aux pieds par le baume le plus doux, submergé d’une immense joie que je ne puis vous décrire en aucune image, en raison de sa profonde spiritualité et de l’ineffabilité de sa béatitude ; tout ceci se produisit en votre serviteur, au début [de son parcours de kabbaliste] »

Nous avons ici un des rares exemples d’une confession à la première personne du singulier quant à la nature de cette expérience mystique. Un ressenti moins physique apparaît également dans le commentaire du Pentateuque qu’Aboulafia rédige en 1289, également à Messine :

« Il est approprié que l’intellect qui parfait l’âme agisse ainsi dans tous ses aspects… Le mari et l’épouse sont comme celui qui désire et comme la chose désirée et leur commun dénominateur est le désir… l’âme aime l’intellect parce qu’il émane de sa lumière, de sa brillance et de sa splendeur de telle sorte que l’âme en reçoit une vive béatitude, parce qu’elle voit ainsi [par les moyens de l’âme] tous les existants et qu’il n’y a rien parmi eux de comparable, égal à ce qu’elle éprouve car toute la beauté du monde ne peut l’égaler et tous les degrés ne peuvent que lui être inférieurs.

« C’est pourquoi il [l’intellect] doit être aimé pour lui seul, plus que tout autre aimé, par l’âme et pour elle-même. De même, l’intellect voit et contemple toutes les créatures mais n’en perçoit aucune plus merveilleuse que lui, ou d’un degré de béatitude plus élevé que l’âme parfaite ; car l’âme parfaite connaît son degré, sa beauté, son essence ; car l’âme est l’unité créée élémentaire qui est liée à la matière inférieure. Telles sont les voies de l’amour, de l’affection et du désir entre l’intellect et l’âme. »

Les sensations de désir et d’amour sont attribués à l’intellect tout comme l’était la béatitude. Quelle est la nature précise de l’intellect ? Ce n’est pas clair. L’intellect individuel informe-t-il l’âme de l’individu ? Ou l’intellect cosmique remplit-il ce rôle ? D’après les autres textes d’Aboulafia, cette dernière hypothèse me semble plausible, bien que la première ne puisse être exclue. Ce qui importe, c’est qu’Aboulafia soit plus ouvert que les philosophes à la possibilité que l’intellect cosmique, ou Dieu en tant qu’intellect, puisse réagir à l’amour humain et à sa volonté d’union, aussi cérébrale cette expérience soit-elle. Toutefois, dans les écrits d’Aboulafia, il serait difficile de discerner des aspects magiques ou théurgiques en relation avec une béatitude induite par des puissances cosmiques.

Dans un traité plutôt négligé, l’Etz Hayyim, composé dans la première moitié du quatorzième siècle par R. Isaiah ben Joseph, un kabbaliste byzantin, nous rencontrons une réminiscence d’un des extraits du Sefer ‘Or ha-Sekhel

« Sachez que la béatitude de la descente de la prophétie, c’est-à-dire l’influx de l’Intellect Agent, connu sous l’expression arabe ‘kif ‘aqal fa’al’, est semblable à la béatitude qui provient des rapports sexuels, à la différence que lorsqu’un homme accomplit la vilaine besogne, il rabaisse l’influx dont l’agir est à l’opposé. »

Tout comme Aboulafia ou d’autres philosophes juifs, R. Isaiah considère défavorablement les rapports sexuels ; les kabbalistes théurgistes et théosophes considéraient les deux formes de béatitude comme une continuité, du moins la béatitude inférieure et sexuelle renfermait-elle un principe positif, bien moindre que sa contrepartie. Dans l’extrait ci-dessus, ainsi que chez Aboulafia, les auteurs insistent sur l’ampleur de différence entre la béatitude intellectuelle et physique, de nature radicalement différente.

Toutes ces citations proviennent d’un corpus plus large, du courant de la kabbale extatique, mais il existe d’autres exemples dans des écoles indépendantes d’Aboulafia, bien qu’elles s’inspirent de sources semblables. Ainsi, nous trouvons une référence à la béatitude de l’intellect dans le Ma’arekhet ha-‘Elohut, un classique anonyme de la kabbale théosophico-théurgique dans le sillage de l’école de Nahmanide. L’auteur nous y explique l’importance de la « mort par le baiser » :

« L’âme du juste montera de plus en plus haut, alors même qu’il est encore plein de désir, et l’âme gagnera l’endroit où les âmes des justes connaissent la béatitude, à la ‘jonction de l’esprit’ tandis que leur corps demeurera immobile, comme je vous l’ai dit, mais vous qui connaîtrez la jonction au Seigneur Dieu, vous serez vivants comme vous l’êtes en ce jour. »

Il s’agit d’un modèle traditionnel d’expérience post-mortem, mais réattribué à la mystique du présent. Nous en déduisons qu’il existe des schèmes extatique au sein d’autres courants de la kabbale.

Renouvellement de la béatitude dans le hassidisme du dix-huitième siècle.

Dans bien des sources hassidiques du dix-huitième siècle, nous trouvons des spéculations sur la possibilité d’éprouver une béatitude permanente.

La source de ces évocations n’est pas claire et on peut supposer qu’elles proviennent du philosophe juif catalan du quinzième siècle, R. Hasdai Crescas. Les maîtres hassidiques, toutefois, insistent sur la nécessité du renouvellement de la béatitude dans un contexte rituel et quotidien : ils s’intéressaient davantage à l’aspect rituel qu’aux débats théologiques. Par ailleurs, Yehudah Liebes suggère qu’il pourrait exister une origine sabbataïste à toutes ces discussions hassidiques. Pour ma part, j’insiste sur le fait que, dans les deux cas, dans l’école philosophique et sabbataïste, le rituel était de peu d’importance. En conséquence, je préfère attirer l’attention sur une éventuelle continuité entre les textes théurgiques comme ceux que nous avons abordés dans le deuxième point, ainsi que sur l’orientation béatifique du rituel dans le hassidisme.

Commençons par un débat transmis au nom du Besht par son petit-fils, R. Moshe Hayyim Ephrayyim de Sudylkov.

« Tout comme le grand âge entraîne la faiblesse de tous les membres de l’homme en raison du déclin des facultés, des humeurs et de la circulation de son sang, un âge avancé n’apporte pas un surcroît de béatitude ou de vitalité dans le domaine de la spiritualité, pas plus qu’une nouveauté. Tel est le sens du dicton : que chaque jour soit neuf à tes yeux, comme le dit le verset [Lamentations 3 :23] : Les bontés de l’Éternel se renouvellent chaque matin, car ta fidélité est grande. Ce qui veut dire qu’elles sont neuves chaque matin, parce que tu renouvelles chaque jour l’œuvre de création, par cette force. Ta fidélité est grande. L’essence de toute prière et du commandement est la fidélité à la foi. » 

Si cet extrait provient du Besht, il implique une corrélation significative entre la nouveauté, la vitalité et la béatitude. Dans le droit fil de la conception cordoverienne, « Ayn — Nihil », les maîtres hassidiques ont développé une théurgie de la béatitude plus élaborée que leurs prédécesseurs. Chez les maîtres hassidim, l’auto-effacement s’inscrit dans un processus continu de renouvellement personnel qui peut être atteint dans le contexte plus général d’un renouvellement continu au sein de la divinité.

Cette insistance sur l’urgence d’un renouveau spirituel contribue à inscrire le hassidisme comme un revivalisme. En effet, bien que ce débat ne soit pas explicitement lié à la Torah ou à la Torah en tant que don, on rencontre un lien de cet ordre dans le traité d’un des premiers maîtres hassidiques, R. Menahem Nahum de Tchernobyl (1730-1797), un jeune disciple du Besht. La nécessité d’un renouvellement continu de la réception de la Torah s’accompagne chez R. Menahem Nahum d’une compréhension érotique et théurgique. Reprenant la conception midrashique de la Torah comme épouse et comme don, il écrit :

« L’union entre le mari et l’épouse, entre l’Assemblée d’Israël et le Très-Haut, se réalise par la Torah… Et tout comme le mari et l’épouse connaissent la béatitude, le Très-Haut et l’Assemblée d’Israël se félicitent de la joie du mari pour/avec son épouse. La béatitude permanente n’est pas seulement la conjugalité mais une béatitude renouvelée, comme si l’époux et la mariée n’avaient pas eu de relation précédemment.

« C’est ainsi qu’il faut unifier le Très-Haut par une nouvelle union chaque jour, comme si le don avait été reçu en ce jour ; les sages disaient : que chaque jour soit neuf à tes yeux ; la raison [de ce renouvellement] est que le Très Haut renouvelle chaque jour la création du monde [Ma’aseh Bereshit] et que la Torah est appelée Création du monde parce qu’en sa vertu tous les mondes furent créés, ainsi qu’il est connu. Et Dieu produit sans cesse toute chose nouvelle ; il n’y a pas un seul jour qui soit semblable au précédent, et chaque jour est une nouvelle jonction, une nouvelle approche de la Torah, car le jour d’aujourd’hui a été créé d’une manière différente de celui du monde d’hier qui a passé et c’est la raison pour laquelle Israël est la Vierge [Betullat Yisrael] parce que chaque jour, sa jeunesse est renouvelée par l’union en ce jour qui n’a jamais existé auparavant, depuis la Création du monde et que nous pouvons donc dire vierge.

« Quiconque prie de cette manière est toujours en marche d’un degré à l’autre ; chaque jour il célèbre une nouvelle union et la Torah est un des visages de la fiancée [me’orasah] qui est un aspect de l’épouse pour que leur union et leurs fiançailles soient toujours nouvelles. Tel est le sens de l’histoire de Moïse qui étudiait et qui oubliait à mesure la béatitude — car une béatitude permanente n’en est pas une —, jusqu’à ce que la Torah lui soit donnée comme une épouse à un mari, ce qui signifie qu’il reçut le pouvoir de franchir chaque jour un degré à un autre, et qu’à chaque degré, l’ascension était pour lui comme un des visages de cette épouse, une union renouvelée et telle est la béatitude suprême du mari et de l’épouse. »

Autrement dit : la routine et la répétition entraînent la monotonie, puis l’inertie, le principal danger d’extinction de la flamme. Le don de la Loi a toutes les qualités de l’épouse, d’une vierge, dont la virginité se renouvelle chaque jour et avec laquelle la conjugalité est une fête incessante, différente chaque jour. Il incombe donc à l’étudiant d’oublier le savoir antérieur qui pourrait devenir un obstacle au renouvellement de l’étude.

En fait, l’étude de la Loi doit être une surprise chaque jour, tout comme Dieu renouvelle quotidiennement sa création par la Loi. Dieu, conçu comme masculin, éprouve le besoin d’une étude théurgique de la Loi par les Juifs pour bénéficier d’un renouvellement de son union avec sa contrepartie féminine, l’épouse, l’Assemblée d’Israël. Clairement, nous entendons ici l’écho d’une forte érotisation théurgique de l’Alliance. La nouveauté, à un niveau cosmique et scolastique, équivaut à la béatitude, métaphoriquement à un renouvellement de l’amour physique.

Ainsi Dieu ne peut répudier la Loi : Il en a besoin pour recréer le monde et par la même occasion, sa propre béatitude quotidienne. En agissant ainsi, Il permet à l’étudiant de gagner une nouvelle compréhension quotidienne, tout en renouant chaque jour les aspects masculins et féminins de la divinité induits par son étude. Le don ou le renouvellement de la béatitude est, au premier chef, une expérience humaine, puis divine. La corrélation entre l’étude de la loi et béatitude divine est un motif récurrent que l’on rencontre dès l’antiquité dans les gloses du chapitre X du Midrash Mishlei, qui s’apparente à la Littérature des Palais et dont les résonances se répercutent à travers toute la kabbale, bien avant le hassidisme polonais.

Il nous faut dire un mot de la réciprocité impliquée dans la citation ci-dessus. La joie n’est pas uniquement éprouvée par l’étudiant, ni par la divinité seule, en tant que vase de l’influx théurgique ; tous deux connaissent la béatitude, mais cette expérience n’annule pas leur distinction réciproque. Ce qui se réalise, plutôt qu’une fusion est un échange entre les deux pôles d’une expérience érotique, bien que les deux semblent se confondre à cette occasion.

Prenons l’exemple de R. Menahem Nahum de Tchernobyl, cité par R. Abraham Yehoschu’a Heschel d’Apta, dans un texte de la fin du dix-huitième siècle. Il y déclare que « la routine et l’inertie annihile la joie et la béatitude car une béatitude permanente n’en est pas une. »

Comme chez R. Menahem Nahum de Tchernobyl, on rencontre la même source rabbinique, le Besht. Ailleurs, le maître distingue entre un influx prodigué par le processus divin à l’œuvre dans le cosmos et un autre influx, un don gratuit de Dieu à l’homme. Moïse connaissait les deux mais préférait le second. Néanmoins, Dieu, qui souhaitait jouir du culte d’Israël, ne distribua l’influx qu’en réponse à l’accomplissement des commandements et à l’étude de la Loi par les Juifs, pour en recevoir ensuite la félicité. Cette conception s’oppose à la théorie de la grâce sous ses formes chrétiennes, laquelle est accordée indépendamment des actes des hommes.

La tradition rabbinique considérait le don de la Loi comme la descente intégrale d’une entité. Les passages cités, au contraire, se fondent sur l’impossibilité d’une telle transmission intégrale : la Loi n’est pas conçue comme une entité primordiale qui se déplacerait d’un endroit à un autre, mais comme l’essence véritable d’une entité constamment changeante. D’où l’accent sur le renouvellement, qui l’emporte sur l’immutabilité. D’autre part, dans un contexte hassidique, l’idée d’un déplacement d’un degré à un autre s’apparente à un renouvellement quotidien de l’univers et à la béatitude du Créateur et de sa Créature.

La mobilité verticale et ascensionnelle, d’un degré à l’autre, est un idéal hassidique, présent dès le début, et qui remonte aux légendes rabbiniques qui décrivent l’ascension de Moïse lorsqu’il va chercher la Torah. Cette ascension continue, à l’image d’un renouvellement incessant, doit être interprétée à la lumière d’une citation de R. Menahem Nahum où il évoque un autre « immense présent », « le monde à venir. » Ce monde à venir sera un état de « béatitude permanente » intolérable à endurer tout d’un coup ; aussi, Dieu a-t-il créé la possibilité d’une habituation graduelle par une expérience intermittente, la béatitude du Sabbath en ce monde.

Pour revenir à la notion de renouvellement, il faut préciser qu’elle ne porte pas sur la structure des consonnes qui composent la Torah. R. Menahem Nahum de Tchernobyl diffère en ce point des autres occurrences hassidiques et kabbalistiques qui insistent sur la permutation possible des consonnes bibliques. Au contraire, il recourt à un concept de transformation dérivé de théories astrologiques médiévales et adopté entre autres par R. Moses Cordovero.

Selon cette théorie, les consonnes et leur vocalisation sont des réceptacles, ou des palais, destinés à attirer les émanations célestes ou ruhaniyyut. Ces émanations spirituelles sont qualifiées de lumière, « or », ou de luminescence, « behirut », ou plus souvent encore de fluide vital, « hiyyut. » Ces termes désignent tous la présence divine au sein des lettres de la Loi.

Selon moi, il s’agit d’une « immanence linguistique » qui revêt une tonalité érotique. D’après de nombreux textes hassidiques, la présence que les consonnes renferment sont des éléments fondamentaux de la structure de cette présence. Toutefois, selon d’autres textes, cette présence peut être attirée au sein des consonnes par l’accomplissement de rituels de récitation intense, ou d’étude ou de prière. Dans cette approche plus activiste, la verbalisation humaine renferme un pouvoir talismanique et les dimensions internes de la Loi fluctuent selon ce mode même d’étude.

Dieu, Béatitude des Béatitudes.

Plutôt qu’un vase de béatitude produit par la célébration humaine, la littérature hassidique décrit souvent Dieu comme « la béatitude de toutes les béatitudes. » C’est une lecture platonique, influente, qui transpose toutes les valeurs les plus importantes à un degré supérieur de réalité.

Tout comme la beauté humaine reflète la beauté originelle du monde céleste, en particulier la puissance féminine de Dieu, de même Dieu désigne le degré suprême de béatitude. Cette expression « béatitude des béatitudes » ne doit pas être interprétée comme une innovation théologique mais comme un exemple de cohérence ou de forme-Gestalt : les différents termes obéissent à un dénominateur commun qui produit une cohésion assez lâche au sein d’un système. Autrement dit : les différentes formes de béatitude — mystique, induites en Dieu, induites par Dieu, induites en ce monde, sous forme d’élan vital, ou, comme nous le verrons, de Dieu-béatitude —, définissent une sorte de constellation.

Le Besht aurait été le premier à recourir à l’expression « Monde de félicité » : « Olam ha-ta’anug. » Il s’agit d’une tendance à la réification que l’on peut comparer à des expressions comme « monde de l’amour », « monde de la pensée », « monde de la parole », mais qui, dans le cas présent, dans la pensée du Besht, impliquent l’identification à Dieu. Dans la même veine, nous lisons chez R. Jacob Joseph de Polonoy, un des disciples les plus importants du Besht :

« Il y a dix Séfirot en l’homme car il est microcosme et comme il est dit dans le Sefer Yetsirah commenté par Rabad : ce qui se trouve dans les mondes célestes se trouve également dans le temps et l’âme de l’homme… Au rang le plus inférieur, il y a la douleur, la pauvreté et la souffrance, et à ce niveau, Malkhut est l’attribut le plus bas car ses pieds descendent dans la mort mais les attributs de Netzah et de Hod en l’homme sont deux colonnes [les deux colonnes du temple : Boaz et Jakin] ;

« La foi de l’homme en son Créateur et en Sa vérité et en les attributs de Yessod sont les attributs des plaisirs de la célébration de Dieu et des plaisirs inégalés car « dans ma chair » [je serai Dieu] ; car la copulation est le plus haut des plaisirs, car c’est par lui que l’homme et la femme s’unissent et à partir de ce plaisir, on peut comprendre la béatitude spirituelle, quand l’homme se joint à Son être, béni soit-Il, lui qui est à la racine de toute félicité. »

Cet extrait nous rappelle le premier extrait de R. Jacob Joseph de Polonoy que j’ai cité plus haut. Dans les deux cas, microcosme et théocosme se correspondent isomorphiquement Ce parallèle anatomique entre le plaisir sexuel transmis par le pénis et la béatitude de l’union avec Dieu est très explicite et même capital pour la compréhension du texte. Le passage repose sur une intéressante interprétation du terme biblique « basar » dont le sens commun est « la chair » ou le corps humain mais qui prend le sens restrictif de « phallus » dans plusieurs occurrences de la Bible, ainsi que dans la littérature kabbalistique.

Toutefois, l’essentiel réside moins dans l’aspect structurel et anatomique du phallus qu’en la double fonction de cet organe : réunir deux entités distinctes et produire une sensation de béatitude. Le symbolisme théosophique de la Séfira de Yesod comme source de béatitude déplace le curseur du domaine théosophique vers l’anthropologie. Dans un autre traité de R. Jacob Joseph de Polonoy, le plaisir induit par le péché est lui-même compris comme une une forme de plaisir céleste.

D’autres formulations plus platoniciennes apparaissent dans les premiers textes hassidiques, lesquels reflètent peut-être le point de vue du Besht. Ainsi, son petit-fils écrit à propos du patriarche Joseph, resté fidèle à l’impératif de connaître Dieu de toutes les manières :

« Par exemple, quand un certain plaisir provenant d’une certaine chose l’atteint, il doit prêter attention à la source [originelle] et à la racine de tous les plaisirs, d’où toute béatitude émerge, c’est-à-dire de la Cause de toutes les Causes qui vivifie et qui donne vie à toute chose et c’est à partir de cette source que la béatitude l’atteint et quand il dirigera son attention vers elle et qu’il s’y donnera entièrement, alors, tous les plaisirs matériels et physiques seront oblitéré et c’est la raison secrète du verset de la Genèse 39:21 : L’Éternel fut avec Joseph, autrement dit : il avait toujours le tétragramme sous les yeux et il parvint à l’union de lui-même avec les aspects intérieurs de toute chose, avec la racine de toute racine, et il pénétra toute chose et plaisir et il trouva la racine et l’intériorité qui donnent vie à toute chose et d’où tout plaisir provient. »

La référence biblique à Joseph est capitale pour comprendre les résonances de cet extrait. Dans la tradition juive, en particulier la kabbale théurgique théosophique, le patriarche Joseph est le parangon de la chasteté : il refuse les avances de la femme de Putiphar et lui préfère la contemplation du nom divin, laquelle peut être interprétée comme une méthode pour combattre le désir physique ou pour triompher de la tentation sexuelle. Une approche semblable figure dans un traité hassidique des débuts, par R. Menahem Nahum de Tchernobyl :

« L’essence première de notre culte est de purifier les attributs qui sont en chacun de nous et des les élever par leur emploi pour vénérer Dieu, béni soit-Il. Tout ceci se fait dans le cas d’un mauvais amour ou d’une mauvaise influence, que Dieu réprouve : par la juste contemplation, celui qui contemple tremblera et dira en son cœur : ceci est un amour déchu du monde de l’amour, l’amour du Créateur, et il m’incombe de le surmonter et de faire en sorte de l’abaisser encore et encore, en faisant cette chose.

« Et j’aimerais cette mauvaise chose créée par la Loi, en vertu de laquelle toute chose existe, en vertu de la quelle le Très-Haut est la béatitude de tous les plaisirs et le créateur de tous les attributs [comportements] et lorsqu’un de ses comportements se manifeste [apparaît chez le pratiquant] alors le pratiquant ressentira stupeur et tremblement et il ne devra pas redouter d’employer le sceptre du roi de ce monde afin de Le provoquer et d’agir contre Sa volonté et de se rebeller devant Ses yeux. Au contraire, quand un tel attribut apparaît, et qu’une ouverture l’ouvre, alors, il devra élever les choses déchues à leur racine [par la contemplation] car Dieu, béni soit-Il, n’a d’autre béatitude que cette béatitude suprême. »

Ainsi donc, la tentation d’une relation sexuelle interdite ou de rang inférieur n’est pas seulement une tentation, mais une chance de retrouver la source céleste de béatitude en élevant l’inférieur vers le supérieur. Cette élévation associe la réversion platonicienne vers le monde des idées à une conception plus active qui vise à purifier les activités intérieures pour les rendre à leur source divine.

Dans les approches hassidiques que nous avons étudiées, nous n’avons pas simplement affaire à une tentative pour échapper à une telle tentation, mais à une volonté d’extraire une étincelle d’une coquille afin de regagner la source de toute béatitude. Le plaisir sexuel n’est pas rejeté per se mais seulement parce que les maîtres hassidiques le considèrent comme appartenant à un niveau inférieur de manifestation. Seul l’oubli de cette affinité substantielle entre l’inférieur et le supérieur peut rendre peccamineuse la sensation de béatitude éprouvée ici-bas.

Qu’en est-il alors du plaisir physique dans le hassidisme ? Obstacle ou adjuvant ? Le plaisir physique et la jonction au divin sont-ils incompatibles, ou existe-t-il une continuité entre les deux, mais parcourue de tensions ? Il est difficile de répondre à ces questions et les maîtres hassidiques n’avaient sans doute pas le même point de vue. Dans les lignes qui suivent, je m’en tiendrai à l’approche la plus explicite que je connaisse du hassidisme envers la sexualité ; elle renforce l’affirmation de Martin Buber comme quoi ce courant considérait plus favorablement le monde matériel. Tournons-nous donc vers R. Ze’ev Wolf de Zitomir, autre disciple du Grand Maggid de Mezeritch et examinons son commentaire sur le commandement biblique de quitter ses parents et de fonder une famille.

« Prima facie, ceci nous étonne. La Loi recommande-elle littéralement que quelqu’un s’unisse à une femme et assouvisse les passions de son cœur ? En fait, il faut plutôt le comprendre comme un conseil que la Loi donne à l’homme pour s’unir au Saint béni soit-il et pour apprendre ainsi de la béatitude éprouvée dans l’union physique avec son épouse.

« Si le mari comprend que ce plaisir est transitoire et qu’il se dissipe rapidement, alors, a fortiori, il pourra mieux s’unir à son Créateur et il ressentira la béatitude suprême, celle qui est éternelle, celle qui lui donnera la vie dans le monde de l’au-delà ; le principe est que tous les aspects du plaisir descendus en ce monde matériel proviennent de la Loi et que les lettres de la Loi sont vêtues de toutes les choses de la Création et que le sage comprend par son propre savoir comment puiser des indices de sagesse même dans les lettres enfouies dans les couches les plus inférieures de la réalité, afin d’obtenir la béatitude…

Car tel est l’essence de la béatitude du Saint Nom béni soit-Il : le sage doit puiser sagesse et vie à partir du plaisir physique et matériel, qui lui donne un indice de la sagesse gagnée par la jonction à Dieu. »

Au contraire d’autres conceptions hassidiques, les jouissances inférieures ne sont pas considérées comme peccamineuses ou néfastes : le plaisir physique n’a rien d’antagoniste au plaisir céleste ; c’est également le cas dans le traité Ma’ayan Hokhma par R. Asher Tzevi d’Ostraha pour qui le plaisir du domaine inférieur libère une étincelle divine des écorces, assurant ainsi son ascension, le but étant de libérer les autres étincelles.

Comme dans l’extrait ci-dessus, le plaisir charnel et conjugal constitue un moyen d’élévation à partir du monde matériel, ce qui rétroagit sur la pratique. Il faut également souligner que l’affinité entre béatitude et jonction, « devequt », sous-entend un érotisme divin. La théorie plotinienne — selon laquelle l’âme individuelle n’est pas séparée de celle du cosmos — est reprise par les maîtres hassidiques et présuppose une continuité entre le spirituel et le matériel et partant, la possibilité d’atteindre le premier par le second.

De plus, la béatitude est impliquée par l’étude de la Loi, y compris par la plus simple prière ; en effet, le divin est présent dans la totalité du monde en vertu des lettres qui font elles-mêmes partie du processus de création. Dans de nombreux exemples, la béatitude résulte du contact érotique entre le pratiquant et la divinité transcendante ; dans d’autres cas, ce contact est médiatisé par la méditation sur des éléments linguistiques présents dans tous les domaines de l’existence.

La plus haute félicité n’est pas nécessairement une fuite de la réalité puisqu’elle exige au contraire de pénétrer les aspects les plus superficiels de la réalité pour, d’une certaine manière, la transfigurer. En d’autres termes, nous avons ici affaire à une érotisation intégrale de la réalité, par la méditation sur les lettres conçues comme partie intégrante d’un processus de création continuée.

L’approche hassidique se révèle ainsi plus inclusive que celle des hassidim ashkénazes ou que celle d’Abraham Aboulafia. Ce dernier, dans sa kabbale extatique, distingue clairement le matériel du spirituel et bien qu’il ne manifeste pas d’inclination pour l’ascétisme, il ne considère pas pour autant l’acte sexuel comme un accès à la béatitude spirituelle. Dans le cas des hassidim ashkénazes, la relation entre la béatitude physique ou spirituelle est moins exclusive mais il n’existe pas de continuité entre les deux. Dans le célèbre traité du treizième siècle Sefer Hassidim, nous lions :

« Et cette joie [de notre amour pour Dieu] est grande et submerge tellement notre cœur que même l’émission soudaine de semence, rapide comme une flèche, d’un jeune homme qui n’a pas connu de femme depuis longtemps, n’a que peu en commun avec le renforcement de la joie de notre amour pour Dieu. »

Cette « célestisation » du plaisir physique s’inscrit dans l’approche générale du hassidisme ; elle s’applique également aux formes de beauté mondaine et humaine qui retournent à leur source ; ainsi la beauté d’une femme est-elle interprétée comme le reflet en ce monde de la présence divine et l’élévation de cette beauté, son retour à sa source, occasionne un vif plaisir à Dieu — il s’agit donc bien d’une forme de théurgie.

Remarques conclusives.

Au fil des siècles, on observe une importance croissante de la notion de « ta’anug » dans l’économie générale de la mystique juive. D’une part, cette évolution s’inscrit dans une tendance à accorder une signification aux impressions sensuelles, en particulier à l’érotisme ; d’autre part, il s’agit d’un processus d’atténuation du rôle des hypostases qui prédominait dans la kabbale des débuts.

Cette atténuation est une des raisons principales pour lesquelles la béatitude importe autant dans la kabbale extatique et dans le hassidisme, deux écoles qui s’intéressaient moins aux spéculations théosophiques qu’aux pratiques proprement dites. Dans une certaine mesure, la parallèle le plus important avec le « ta’anug » induit par le pratiquant comme facteur qui produit l’érotique divine réside dans l’expression « nayiin nuqbbin », les eaux féminines, qui est l’élément déclencheur du désir de la masculinité divine.

C’est dans le hassidisme polonais que cette thématique de la béatitude, sous des formes diverses, sera adaptée dans un contexte rituélique ou à des fins extatiques et kabbalistiques. Le béatitude survient lors de procédures qui visent soit à faire monter des puissances (théurgie) soit à attirer une bénédiction ou un flux sur terre (magie) ; d’un point de vue phénoménologique, il est plutôt intéressant de constater que la divinité est explicitement féminine : la relation entre l’adorateur et son Dieu est transformatrice et mène à la féminisation de Dieu ; c’est seulement dans ce contexte précis qu’apparaissent dans le hassidisme les rares références à une puissance divine féminine spécifique. De même, il existe quelques descriptions hassidiques de rites qui induisent la béatitude en Dieu et on peut les considérer comme une synthèse entre la kabbale extatique et la kabbale théurgique-théosophique.  

En d’autres termes, nous avons affaire à deux courants apparentés de la mystique juive dont l’un vise à l’érotisation du rituel. L’autre apparaît dans la littérature rabbinique et croît en importance dans les principales tendances de la kabbale en tant que rituel érotisé ou sexuel. La kabbale théosophique-théurgique met l’accent sur la structure complexe de la divinité qui se présente sous différentes hypostases ; à partir de là, émerge le principe : parvenir rituellement à l’union d’une puissance divine masculine et de la Shekhinah, la présence divine, féminine. Le hassidisme en persévérant dans cette approche déplace le curseur sur deux interprétations du rituel : l’ascension platonique qui ramène l’influx inférieur vers la source la plus élevée et l’ascension théurgique qui prodigue du plaisir au sein de la sphère divine.

Ces deux approches combinées s’expliquent par ce que j’ai appelé ailleurs la culture de l’éros kabbalistique ; l’accent sur la béatitude résultant d’une relation érotique (entre homme et dieu ou entre l’homme et la Shekhinah) s’inscrit dans un développement bien plus antérieur à partir duquel certains éléments périphériques ont peu à peu pris un aspect central. Au contraire de l’hédonisme intellectuel d’Aboulafia, la kabbale théosophique et le hassidisme ne se sont pas autorisés une pratique plus « charnelle. »

En fait une approche panoramique, incluant la philosophie d’Hasdaï Crescas (1340-1410) fournit une meilleure grille d’analyse pour comprendre les variations du hassidisme que d’interpréter ces phénomènes au travers du prisme d’une soi-disant réaction au sabbataïsme. Dans tous les cas, le rôle du Besht fut essentiel mais cette insistance sur la béatitude ne reflète pas seulement l’influence des grands maîtres hassidiques.

Comme Jonathan Garb l’a récemment démontré, on détecte déjà des échos de cette théurgie de la béatitude chez des penseurs juifs du douzième siècle. Cette quête de plénitude mystique relève-t-elle de la névrose, comme le prétendait Freud, qui expliquait ainsi la naissance des rites ? Il se pourrait que Freud ait connu certaines formes de pratiques où le rituel adoptait une forme obsessionnelle au détriment de toute béatitude. Ce n’est pas le lieu d’aborder cette question mais, dans tous les cas, reconnaissons que cette hypothèse n’est pas non plus sans prodiguer un certain plaisir.

Commentaires