Source : Le Semeur d’yeux, Sentiers de Varlam Chalamov, par Luba Jurgenson, éditions Verdier.
En 1926, à Paris, la revue Verstes publie La
Vie d’Avvakoum, suscitant l’étonnement du critique Gueorgui
Adamovitch : à quoi bon reproduire ce texte ? Or, il s’agit d’une
nouvelle version « parisienne » réalisée par Alexis Remizov.
« Je me sens héritier de Biély et de Remizov » affirme Chalamov.
Ce n’est pas simplement une position idéologique,
contre le réalisme socialiste et le roman tolstoïen. Chalamov se sent
réellement apparenté à Remizov. Ce dernier recopie le texte d’Avvakoum à partir
de trois versions connues : d’une certaine façon il imite le geste d’Avvakoum
qui, comme d’autres ecclésiastiques de son époque, est un copiste. Remizov
revendique ce rôle. L’œuvre d’Avvakoum, manuscrite, sacrée, est présentée par
lui comme sans cesse menacée par le feu.
Le philosophe et mythologue Vladimir Toporov a diagnostiqué
chez Remizov, auteur du Feu des choses, un véritable « complexe du feu. » Il est, par
exemple, « témoin », du supplice d’Avvakoum :
« Puis-je l’oublier ? Je me rappelle le
printemps grondant de Poustoziorsk, l’aurore qui, en sa magnificence, s’épanouit
d’un bout à l’autre de la nuit, les gelées d’avril, les cygnes volant vers le
nord. Sur la place, devant une prison en terre-paille, une charpente de troncs
de bouleaux blancs, entourée de bûches, de paille et d’étoupe : au milieu,
quatre poteaux avec quatre captifs eux-mêmes comme en terre-paille, attachés
par des cordes… Le feu inondait les genoux d’Avvakoum, il se projeta, pareil à
une langue incandescente, bâillonna sa bouche et lécha ses yeux. Soudain,
déchaîné, avec un sifflement, il s’enroula autour de la barbe, en arrachant les
mèches, et s’éleva au-dessus du poteau. »
Chalamov, lui non plus, « ne peut pas
oublier », il « se souvient » d’Avvakoum. On peut se souvenir de
son propre supplice, une auto-hagiographie le permet. Avvakoum est autant un
personnage du dix-septième siècle que des années vingt, ou plutôt, il est bien
davantage un personnage des années vingt que du dix-septième siècle. Volochine,
Merejkovski, Remizov.
D’après Iouri Rozanov, ce dernier est le plus proche pour Chalamov. Grand lecteur de formalistes, celui-ci connaissait pleinement le travail du linguiste Viktor Vinogradov, Des Tâches de la stylistique : Observations sur le style de La Vie de l’Archiprêtre Avvakoum (1923) À la manière de Pierre Ménard qui recopie l’œuvre de Cervantès en la rendant nouvelle (Borges), les modernistes russes recréent Avvakoum. Chalamov, lui aussi, est un « copiste » : il s’approprie le destin de martyrs qui l’ont précédé de façon à se les réinventer. Et il écrit sa propre hagiographie.
Commentaires
Enregistrer un commentaire