Antiroman

 

Source : Le Semeur d’yeux, Sentiers de Varlam Chalamov, par Luba Jurgenson, éditions Verdier.

Les lecteurs de Dante reconnaissent souvent avoir été davantage saisis par L’Enfer que par Le Purgatoire ou Le Paradis. Ce dernier est naturellement absent des Récits de la Kolyma. D’ailleurs, Gogol, qui voyait aussi en ses Âmes mortes une réplique de la Comédie, n’a pas su écrire de Paradis, seul l’Enfer nous est parvenu. Le Paradis, la seconde partie des Âmes mortes, a été jeté dans un poêle, détruit dans le feu de l’Enfer. Les enfers se suivent et ne se ressemblent pas. Entre les descentes aux enfers de Gogol et de Chalamov, il y a un gouffre, celui qui sépare l’imaginaire du dix-neuvième siècle de la prose du vingtième siècle, document de la souffrance.

Une filiation se dessine : Dante, et la vaste littérature consacrée aux voyages dans l’au-delà, depuis les récits orphiques jusqu’au poème Moscou-Petouchki de Venedikt Eroféïef, et Gogol, Mandelstam et son Entretien sur Dante, Chalamov. Ce qui unit ces auteurs, c’est qu’ils n’écrivent pas de roman et qu’ils refusent de se considérer comme romanciers, les Âmes mortes étant un poème, à l’envergure d’une geste.

Le roman européen s’est constitué lorsqu’on a compris que les chances de découvrir la bouche de l’enfer à la surface de la terre étaient à peu près nulles. Le roman est l’enfant des Temps modernes, du système héliocentrique, de la méfiance à l’égard de la perception, contemporain des découvertes de Galilée lequel, d’ailleurs, en étant jeune, avait soigneusement mesuré l’enfer de Dante, commande de l’Académie de Florence, qui le croyait placé sous les entrailles de la terre, tant les « photographies » créées par Dante avaient convaincu ses lecteurs. Les avant-gardes, elles, sont contemporaines du modèle einsteinien.

Le héros romanesque voyage sur la terre, pas vers l’au-delà. C’est pourquoi Chalamov intitule une de ses œuvres antiroman. À la suite de Mandelstam, « La Fin du roman », Chalamov polémique avec Soljenitsyne pour lequel seule une œuvre romanesque est à même de donner un tableau authentique du camp. Or, ni L’Archipel du Goulag, ni Une journée d’Ivan Denissovitch n’en sont et dans son unique roman sur les camps, Soljenitsyne n’est pas allé au-delà du premier cercle. 

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