Source : Les Châteaux de la subversion par Annie le Brun, éditions Jean-Jacques Pauvert.
Découverte scandaleuse : au bout d’une liberté
sans limite, l’homme affronte sa limite, au moment même où il rencontre dans
l’autre l’objet qu’il est, l’objet qu’il peut devenir, l’objet qu’il va
sûrement devenir.
On pourrait dire que la machinerie noire est tout
entière construite pour inlassablement mettre en scène ce moment scandaleux où
l’homme qui croit s’être donné les moyens de devenir sujet s’arrête soudain
devant l’évidence de sa condition d’objet, saisi par la même terreur que tout
être affronté à l’aspect définitif du cadavre.
Aussi, n’est-il pas surprenant qu’au plus fort des
troubles révolutionnaires, cette machine s’emballe puisqu’elle fonctionne à
partir de l’évidence du néant de cette mort physique, de cette mort obsédante
que l’idéologie révolutionnaire ne cesse d’abstraire dans son discours et son
imagerie, promettant aux hommes qu’elle anime de les conduire hors de la durée,
à ce point de non-retour où le corps se pétrifie en monument, où la parole se
glace en principe ? La montée de Robespierre vers l’Être suprême ne fut
pas la montée vers le Dieu transcendant des chrétiens, ce fut l’identification
avec l’Indivisible, le point mathématique, l’atome insécable où nulle dualité
n’est plus à rechercher…
À cette négation du corps dont se nourrit toute idéologie pour justifier et de ce fait nier sa propre criminalité, le roman noir pareillement à l’univers sadien oppose en fin de compte le néant du corps, comme l’expression la plus évidente du rien autour duquel la vie rôde. Seule façon, encore aujourd’hui valable, de déjouer le mensonge. Le secret est toujours qu’il n’y a pas de secret, et que nous n’en finissons pas d’avoir maille à partir avec le rien.
Et il s’ensuit qu’à jouer et à rejouer ce moment de déroute où l’homme, croyant se connaître, s’imaginant capable de se réinventer, s’échappe à lui-même, la machine noire fonctionne de toute évidence à rebours de l’histoire, c’est-à-dire a contrario du mouvement historique qui mène alors de l’objet vers le sujet, de l’expérience vers les principes, de la sensibilité individuel vers la volonté commune et ce faisant, elle s’impose comme la première machine à faire le vide.
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