50 degrés nord

 

Source : Le Semeur d’yeux, Sentiers de Varlam Chalamov, par Luba Jurgenson, éditions Verdier.

Dans un petit texte de 1964, « Le sens de l’Extrême Nord pour ma création », Chalamov s’insurge contre ceux qui le qualifient de « chantre du Grand Nord. »

« À les croire, l’Extrême Nord aurait éveillé en moi le poète, aurait exercé une influence bénéfique, en aiguisant mes perceptions, etc… Jeune, je comptais devenir, certain d’en avoir la force, un Shakespeare, du moins un Pouchkine. Le Grand Nord a détruit ces rêves, a déformé et restreint mes intérêts et capacités poétiques. Le Grand Nord ne m’a fait découvrir aucun des mystères de l’art. »

Il s’agit d’une connaissance inutile, d’une connaissance-déchet, d’une connaissance-rebut. Non seulement la vie mais l’œuvre a été sacrifiée aussi. Le camp n’apporte rien, Chalamov le clame sur tous les tons. « L’auteur des Récits de la Kolyma considère le camp comme une expérience négative de la première à la dernière heure. L’homme ne devrait pas connaître le camp, il ne devrait même pas en entendre parler. Le camp est une expérience négative, une école négative, il corrompt tout le monde : les chefs et les détenus, les soldats d’escorte et les spectateurs, les passants et les lecteurs de belles lettres. » (De la prose)

Qui sont ces « spectateurs », ces « passants » ? Qui sont ces « lecteurs de belles lettres » que le camp corrompt ? Aucun homme ne devrait entendre parler du camp et, lecteurs de Chalamov, nous avons déjà franchi la limite, nous nous sommes laissé atteindre par cette négativité-là, nous avançons sous le signe « moins. » Le camp est contagieux. Nous, « spectateurs », nous sommes contaminés par ce qui se passe sur cette scène. Aucun homme ne devrait entendre parler du camp et Chalamov nous en parle, nous invite, nous lecteurs, à un acte créateur à l’image du sien, qui nous engage sur le sentier tracé dans la neige. L’école entièrement négative de la vie valait le sacrifice de l’auteur, et le tien, lecteur, car tu ne seras jamais plus comme avant, car sans cette traversée-là, les récits n’auraient jamais été écrits.

« L’homme s’est révélé bien plus mauvais que ne le pensaient les humanistes des dix-neuvième et vingtième siècles et pas seulement les Russes, pourquoi se le cacher ? » On s’est trompé sur l’homme : c’est à partir de cette révélation que s’écrivent les Récits de la Kolyma. Pas seulement l’homme du camp, mais aussi le lecteur.

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