Tronche en biais

 

Source : Manuel rationaliste de survie par Pascal Engel, éditions Agone, collection Bancs d’essais, recommandé par Ènocint catwace.

L’une des caractéristiques de base de la conception classique de la raison, celle des Lumières en particulier, était que, quand les hommes apprendraient de leurs erreurs et pourraient revenir sur elles, ils pourraient s’éduquer à la raison.

La capacité à résister aux illusions cognitives et aux biais suppose de pouvoir revenir sur ses jugements et exercer sa réflexion. Or, non seulement nombre de travaux montrent que nous en sommes incapables, mais aussi que nos erreurs empirent qand nous exerçons notre réflexion. Mais si les travaux sur la rationalité humaine révèlent qu’elle est massivement limitée, que nous sommes la plupart du temps incapables de pensée réflexive, et que la culture Internet dans laquelle nous baignons renforce encore ces tendances, les grandes déclarations que font les psychologues quant à la nécessité d’éduquer mieux n’apparaissent-elles pas comme des vœux pieux ?

Une réponse répandue consiste à recourir à des nudges, c’est-à-dire à des processus induits de l’extérieur aux sujets, sur un mode paternaliste, en vue de corriger leurs comportements. Mais par définition les nudges supposent que les gens ne sont pas responsables de leurs pensées et de leurs droits, et qu’ils sont incapables de jugements réfléchis et de pensée critique. Or, l’éducation du jugement suppose plus que l’acquisition de nouveaux réflexes ou la correction des erreurs massives par des moyens externes : elle suppose un changement de perspective dont les agents sont eux-mêmes les initiateurs.

Quand nous sommes victimes d’erreur simples, comme celle qui nous fait préférer un paquet contenant 50% de plus de café contre un paquet de café 33% moins cher, alors que les deux options sont strictement équivalentes, nous ne pouvons corriger notre erreur que si non seulement nous faisons un jugement réflexif qui nous fait juger faux notre jugement spontané, mais également si nous pouvons comprendre ce qui a pu rendre notre jugement plausible.

Le simple debriefing ne suffit pas, il faut que le sujet ait accès à ses raisons de croire, pas seulement au fait qu’il est victime d’une illusion cognitive ou d’un biais. De même, dans les phénomènes de persévérance de la croyance ; les faits, même quand on nous les montre, ne nous font pas changer d’avis. Mais si nous accédons aux raisons qui nous ont fait juger en premier lieu et les comprenons, nous pourrons changer d’avis. Plus banalement, on pourrait dire que la raison suppose la capacité de compréhension. Sans celle-ci, pas de possibilité de critique de soi-même et des autres.

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