Source : Vladimir Soloviev et son œuvre messianique par Dimitri Strémoukov, éditions de L’Âge d’Homme, collection Sophia.
Quel est le sens philosophique de ce récit sur
l’Antéchrist et de son « bien falsifié » ? Exprime-t-il le
renoncement complet à l’idéal messianique, à l’œuvre divino-humaine ? Le
problème semble se dédoubler ; il est évident que le Royaume de Dieu
s’établit par-delà le processus historique, mais s’ensuit-il que l’œuvre
divino-humaine perde toute son importance ?
Au fond, le plus remarquable dans la conception
solovievienne de l’Antéchrist réside dans le fait que l’imposteur semble
apparaître comme un bienfaiteur de l’humanité, qui réalise tout ce que Soloviev
prêchait lui-même… Seulement l’Antéchrist n’accepte pas Jésus, une antinomie
qui permet à Soloviev de parler du bien falsifié.
Pour comprendre la métamorphose de l’optimisme
historique d’autrefois en un pessimisme apocalyptique, il faut s’arrêter à la
tradition de l’Antéchrist solovievien. Le philosophe le voulait aussi conforme
que possible aux plus anciennes traditions chrétiennes, et il a soin de
déclarer que les principaux événements relatés par lui sont tirés de l’Écriture
et des Pères de l’Église.
L’Antéchrist solovievien est-il vraiment conforme à ces
traditions ? On l’a souvent nié. Le prince Troubestkoï reprochait à
Pansophius [un des acolytes catholiques de l’Antéchrist chez Soloviev] de connaître
Tolstoï et Nietzsche. M. Fedotov va plus loin et s’attaque à l’essence même de
la conception solovievienne de l’Antéchrist, en s’efforçant de démontrer que la
falsification du bien n’a pas de racines dans la tradition chrétienne. On ne
saurait trouver, selon lui, chez les Pères de l’Église, aucune indication
relative à la sincérité de la vertu de l’Imposteur et la conception de la
falsification du bien lui semble dangereusement incompatible avec l’idéal
chrétien que Soloviev a servi toute sa vie.
La vertu de l’Antéchrist solovievien nous semble très
douteuse puisqu’il jettera un voile brillant de bien et de vérité sur le
mystère de l’iniquité, au moment de sa manifestation dernière, pour séduire,
selon les Écritures, les élus eux-mêmes et les convertir à la grande apostasie.
Ceci est assez conforme à la doctrine de Saint Cyrille de Jérusalem qui
enseigne que l’Antéchrist simulera la prudence, la pieuse clémence, la
philanthropie et s’emparera de l’Empire romain par des maléfices magiques.
La conception du « bien falsifié » ne repose
donc pas sur les qualités subjectives de l’Imposteur, mais sur le caractère
objective de son œuvre d’unification générale, qui est le bien, mais qui, faite
sans Dieu, ne peut être pour Soloviev qu’une falsification du bien. Le problème
de l’unification générale du rôle apocalyptique de la Rome éternelle amène à un
des problèmes essentiels de la tradition. L’apôtre Paul écrivait, en faisant
allusion à l’Antéchrist : « et maintenant, vous savez ce qui le
retient jusqu’au temps de sa manifestation. » (II Thes. II, 6) Tertullien,
Saint Jean Chrysostome, et d’autres Pères de l’Église en commentant ce texte
expliquent que c’est l’Empire romain qui empêche la manifestation de
l’Imposteur. En revanche, dans l’Apocalypse, l’Antéchrist apparaît comme un
empereur romain. Telle est l’antinomie qui se dissimule dans la conception
apocalyptique de la Rome éternelle.
Après la chute de Rome, tombée aux mains des barbares,
Byzance, cette nouvelle Rome, croit acquérir l’importance de sa devancière. Enfin,
dès la fin du quinzième siècle, Byzance ayant été conquise par les musulmans,
les Russes voient en Moscou, cette troisième Rome selon leur théorie, ce qui
empêche l’avènement de l’Impie. Les Russes croient donc détenir l’Empire
chrétien et se glorifient en même temps de posséder la couronne de
Nabuchodonosor !
Ce caractère antinomique de la conception apocalyptique de l’Empire nous explique le point de vue du père croate Krizanic qui, pour combattre la théorie de la troisième Rome, disait que si la Russie méritait ce titre, elle serait une des trois têtes de la bête apocalyptique du quatrième livre d’Esdras. Il en conclut que l’acceptation de la théorie de la question impliquerait que la Russie est vouée à l’Antéchrist. Ce même caractère antinomique explique la facilité déconcertante avec laquelle les vieux-croyants proclamèrent que la troisième Rome était devenue la terre de l’Antéchrist.
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