Raskolnik

Source : Histoire de la philosophie russe par Basile Zenkovsky, traduit du russe par Constantin Andronikov, éditions Gallimard, collection Bibliothèque des Histoires.

J’incline à croire qu’outre l’isolement linguistique, l’absence de relations directes avec l’Antiquité et la méfiance séculaire envers l’Occident dont les efforts pour soumettre la Russie à Rome furent constants, il y avait une cause supplémentaire du lent éveil du « logos » dans notre conscience religieuse ; elle provenait du style et du type mêmes de la « foi russe. »

Très significatif à cet égard : le schisme, le Raskol, qui détacha de l’Eglise une partie considérable d’esprits conservateurs, mais énergiques et doués, libéra les forces créatrices de l’esprit religieux au dix-septième siècle, bien qu’en ce siècle justement, l’Etat ait commencé à exercer une pression sur l’Eglise. Le Raskol écarta de l’Eglise les forces conservatrices, mais il connut lui aussi par la suite des recherches créatrices qui témoignaient de la grande énergie spirituelle que la période de « silence » [dont parlait Tchaadeiev lorqu’il comparait l’Histoire de la Russie à une page blanche] fut une période d’accumulation de forces spirituelles et nullement un assoupissement.

Le développement extraordinaire de l’iconographie à la même époque présente un contraste éloquent et paradoxal avec les lenteurs de la pensée autonome. Les œuvres géniales de Roublev, fin du quatorzième siècle, début quinzième, sont certes très proches des icônes byzantines, mais elles témoignent de l’éveil de forces spirituelles propres à la Russie. Nous y trouvons une telle profondeur, une telle vision des sphères transcendantes de l’expérience religieuse, par exemple dans l’icône de la Sainte-Trinté, que l’on doit convenir avec le prince Eugène Troubetskoï que c’est là une « philosophie théologique. »

Ces icônes sont imprégnées d’intuitions théologiques, elles nous présentent une manifestation du Logos. L’historien Milukov nous a indiqué que la venue du christianisme provoqua chez les russes un immense élan spirituel, une inspiration authentique. Certes, au-delà des villes, le christianisme ne pénétrait que lentement, mais cela n’affaiblit point le fait même de l’inspiration créatrice qui ne resta nullement stérile, ni étrangère au logos.

En tout cas, nous notons déjà dans la Russie ancienne, dans sa conscience chrétienne, la même primauté du principe moral et social que nous trouvons dans la philosophie russe du dix-neuvième siècle. Le christianisme se trouvait tout particulièrement assimilé dans son sens esthétique, dans sa beauté. Ce que l’on prend aujourd’hui pour une légende, le récit de la chronique qui nous rapporte comment les envoyés de Saint Vladimir avaient été séduits par la beauté des offices byzantins est fort caractéristique de cette sensibilité esthétique qui se manifestait à mesure que la Russie se christianisait.

Je veux bien que ce ne soit qu’une légende, mais sa présence même dans la chronique est un précieux témoignage de ce que le christianisme apportait à l’âme russe… Cela suffit à nous convaincre que la spiritualité de la Russie ancienne n’ignorait point le Logos.

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