« Pourquoi cette haine, cette violence ? »

 

Source : Le Rêve des machines par Günther Anders, présentation par Benoît Reverte, éditions Allia.

La « roue » de l’histoire, je ne l’ai jamais vue. Ce n’est rien qu’une expression qui suppose sans vérification que cette curieuse roue tourne de manière irréversible, irréductible, inexorable, vers un avenir meilleur, ce qui, dès lors que nous jetons ne serait-ce qu’un regard furtif sur l’Histoire, se révèle absurde. 

De tout temps, en effet, des civilisations sont retournées à la sauvagerie, des empires se sont effondrés, des forêts ont englouti des villes. Du reste, si nous gardons l’image de la roue, les roues se laissent naturellement manœuvrer ; et quiconque déclare la roue de l’histoire incontrôlable, présage alors d’une métaphysique de l’histoire qui ne cède pas un pouce de terrain à la liberté humaine. Ou bien croit-on peut-être que, non libres, sans pouvoir faire quoi que ce soit contre cette fatalité réjouissante, nous roulons vers la liberté ? Malgré sa sympathique destination, un tel voyage n’en serait pas moins honteux.

Mais laissons ici les chemins métaphysiques absurdes. Ce n’est pas en tant que métaphysiciens de l’histoire, qui croient obstinément en l’avenir, que nous parlons ici ; mais en tant qu’être humains, ou en tant que moralistes, qui vivent dans la peur qu’il ne leur reste peut-être plus beaucoup d’avenir. Car l’expression « la roue irréversible de l’histoire » signifierait-elle qu’il ne nous reste qu’à adopter la politique de l’autruche ? Que nous serions contraints de planter nos têtes dans le sable avec une confiance mécanique, à dissimuler par-dessus le marché notre assimilation à des rouages et même à en vanter l’audace ?

Devrons-nous vraiment, sur la foi d’une prétendue « irréversibilité du développement technique », risquer la réversibilité de l’existence humaine, à savoir notre rapatriement dans le néant ? Ou bien y contribuer à la sueur de nos fronts ? Je reconnais, Powers, que des millions de personnes appartenant actuellement à l’humanité répondraient « oui » à cette question et encore à peine, tant, dans la paresse de leur fébrile activité, ils ne parviennent guère à aborder la question. Vu de l’extérieur, il semble en tout cas difficile d’endiguer le courage avec lequel ils se précipitent vers la catastrophe.

Pourquoi en va-t-il ainsi, Powers ? Quelle est la raison ultime qui nous pousse à poursuivre aveuglément cet immense gâchis ?

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