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Source : Histoire de la philosophie russe par Basile Zenkovsky, traduit du russe par Constantin Andronikov, éditions Gallimard, collection Bibliothèque des Histoires.

« La Providence semble s’être refusée à se mêler de nos affaires. » Le mot semble montre bien que Tchaadeev comprenait que quelque chose dans son jugement sur la Russie restait énigmatique. Ou les peuples pourraient-ils s’écarter de la Providence ?

Sa pensée y incline en partie : selon lui, la Russie s’est égarée sur terre. De là viennent ses fréquents et amers reproches aux Russes : « Nous ne vivons que du présent… sans le passé, ni l’avenir… nous n’avons rien reçu des idées héréditaires du genre humain… l’expérience historique n’existe pas pour nous. » Toutes ces paroles sonnent comme un reproche justement parce qu’elles supposent que « nous », c’est-à-dire le peuple russe, aurions pu suivre une autre voie mais que nous ne l’avons pas voulu. Tchaadeev est bien dans le ton de son époque : telle était aussi l’atmosphère spirituelle du radicalisme russe dont les critiques visaient la liberté que la nation avait de choisir une meilleure forme de vie.

Mais Tchaadeev apporte un autre élément à l’énigme russe, au dilemme du providentialisme. Le retard de la Russie, le fait qu’elle n’était pas touchée par l’éducation universelle de l’humanité, n’est-il pas aussi providentiel ? Dans ce cas, non seulement, on ne peut nous remontrer notre retard, mais celui-ci recèle un certain sens. Dans sa première lettre, écrite en 1829, Tchaadeev avait dit : « Nous appartenons au nombre des nations qui n’existent que pour donner au monde quelque grande leçon. » Cet argument sera développé plus tard dans une série de nouvelles pensées sur la Russie. 

En 1835, avant que la Lettre philosophique ne soit publiée, Tchaadeev écrit à Tourgueniev : « Vous savez que je suis de l’opinion que la Russie est appelée à une immense tâche intellectuelle : son rôle est de procurer en son temps la solution de toutes les questions qui provoquent des controverses en Europe. Placée en dehors du courant impétueux qui entraîne là-bas les esprits, elle a reçu comme mission de fournir en son temps la solution de l’énigme humaine. » Ces paroles ne suggèrent pas seulement l’apanage providentiel de la Russie, mais encore elles neutralisent les remontrances continues dans les Lettres… Par la suite, ces pensées acquièrent plus de netteté encore, elles neutralisent les remontrances contenues dans les Lettres philosophiques…

Tchaadeev en arrive à la conclusion que le tour de la Russie n’est pas encore venu de sortir dans l’arène de l’action historique. Les tâches nouvelles de l’histoire qui incombent au monde, en particulier la solution du problème social, sont interprétées par Tchaadeev comme un objectif futur de la Russie. Auparavant, avant 1835, il disait de sa patrie avec une ironie acerbe que « la loi générale de l’humanité ne jouait pas pour elle », que  « nous représentations une lacune dans l’ordre moral du monde », qu’il y avait « dans le sang des Russes quelque chose d’hostile au véritable progrès. »

« Je ne puis m’étonner assez de l’extraordinaire vide de notre existence sociale… Nous nous sommes enfermés dans notre singularité religieuse : nous n’avons que faire du grand travail mondial… où se développait et se formulait l’idée sociale du christianisme. » Dans les lettres récemment publiées, nous trouvons sur l’orthodoxie des pensées violentes en relation avec ce qui précède : « Pourquoi le christianisme n’a-t-il pas eu chez nous les mêmes conséquences qu’en Occident ? D’où vient que chez nous la religion ait agi à l’envers ? Il me semble que chez nous la religion agit à l’enver ? Il me semble que cette seule circonstance pourrait bien nous faire quelque peu douter de l’orthodoxie dont nous sommes si fiers. »

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