Source : Les Foudres de Nietzsche et l’aveuglement des disciples, par Jacques Bouveresse, suivi d’une postface de Jean-Jacques Rosat, éditions Hors d’atteinte, collection Faits et idées.
Si, comme le pense Nietzsche, la décadence, quand elle
a lieu, comporte toujours quelque chose de fatal et d’irrémédiable, cela
implique entre autres choses que, aussi désolant que puisse être le processus
de l’égalisation graduelle de tous les êtres humains, il faut résister
fermement à la tentation d’essayer à tout prix de le ralentir. C’est plutôt le
contraire qu’il faut faire, autrement dit, laisser le processus aller à son
terme, et même s’efforcer de lui permettre d’y parvenir au plus vite, dans la mesure
où c’est le seul moyen de rendre possible la réaction qui devient inévitable
quand la nécessité de rétablir et d’augmenter la distance et la différence
qu’il y a entre les hommes supérieurs et les hommes inférieurs se révèle
suffisamment évidente et contraignante pour ne plus pouvoir être ignorée.
« L’égalisation de l’homme européen est le grand
processus auquel on ne peut pas faire obstacle : on devrait encore
l’accélérer. La nécessité d’ouvrir toute grande la faille, d’une distance,
d’une hiérarchie, est donnée du même coup par là ; et non la nécessité de
ralentir le processus en question. Cette espèce égalisée a besoin d’une
justification, aussitôt qu’elle est atteinte ; elle est au service d’une
espèce supérieure, souveraine, qui repose sur elle et peut seulement sur elle
s’élever à la hauteur de sa tâche. »
Quand on lit certaines des remarques de Nietzsche, qui
compte à première vue parmi les plus difficilement acceptable, sur la société,
le pouvoir et l’art de gouverner les hommes, on peut naturellement, pour le
disculper de toute espèce de faute (ne serait-ce que par simple voisinage ou
association), être tenté de se dire que la confrontation dans laquelle il se
considère comme engagé et le ton guerrier, offensif et conquérant qu’il adopte
pour en parler se rapportent en premier lieu et même presque uniquement à
l’aspect intellectuel du conflit, et que tout se passe, dans son esprit,
essentiellement sur le terrain de la culture et des valeurs en cours, pour
lesquelles le moment d’une inversion complète lui semble être en train
d’arriver.
Un problème de compréhension du même genre se pose
d’ailleurs aussi à propos de la notion de « surhomme » puisqu’elle
semble être apparue pour la première fois, chez Nietzsche, à un moment et dans
un contexte dans lesquels elle désignait clairement une élite de jeunes gens
exceptionnellement brillants et créatifs, capables de s’illustrer par des
performances intellectuelles et artistiques exceptionnelles et fermement
convaincus que l’avenir leur appartenait.
Quoi qu’il ait pu advenir par la suite de l’idée de la
« surhumanité », dont Overbeck dit qu’il ne peut y avoir aucun doute
sur le fait que Nietzsche se l’attribuait à lui-même, mais que, du point de vue
proprement conceptuel, elle a été dissoute en vapeur avec l’émergence de l’idée
de l’éternel retour et rejetée en fin de compte par son auteur lui-même, elle
pourrait donc sembler après tout plus innocente et même anodine qu’on ne l’a
supposé la plupart du temps, et même ne comporter aucun des dangers qui l’ont rendue
suspecte au point où elle l’est devenue plus tard, notamment à cause des usages
plus ou moins aberrants qui en ont été faits.
Mais, s’il est vrai, que l’on peut probablement dissocier complètement l’une de l’autre sans grande perte l’idée nietzschéenne de l’homme fort ou l’homme supérieur de celle du surhomme, il n’en reste pas moins que la première devrait rester, elle aussi, passablement suspecte, en tout cas pour un « disciple » de gauche, réel ou prétendu, quand on voit la façon dont Nietzsche présente la différence qui sépare intrinsèquement et une fois pour toutes le fort du faible, et l’insistance qu’il met sur le fait qu’il ne faut surtout pas chercher à l’amoindrir, mais plutôt à l’agrandir et à l’aggraver.
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