Source : Je suis la paix en guerre, lettres d’Ivan le Sévère dit Ivan le Terrible, traduit et présenté par Dimitri Bortnikov, relecture en cours, recommandé par Ènocint catwace
Boris Godounov,
devenu tsar, a permis de se souvenir des victimes d’Ivan, qui a permis et même
encouragé la « réhabilitation », car il a participé, lui-même aux
massacres, et, tant que la barque d’Ivan n’était pas encore loin, il en a
profité pour la charger à fond.
Ce qu’a fait,
exactement, Khrouchtchev après la mort de Staline, après avoir dansé devant le
Père du peuple, ivre mort, il a dansé Hopak, Kalinka, et puis, il accuse le
Père du peuple qui le faisait danser et réhabilite les ennemis du peuple, les
victimes parfaites à réhabiliter. Les victimes deviennent les otages. Devant
Khrouchtchev tapant avec sa chaussure sur la chaire de l’ONU, on aperçoit
combien il était doué comme bouffon de Staline. Une légende d’époque raconte
que Staline, souvent, débourrait sa pipe en tapotant sur la tête à la fois
chauve et ébouriffée de Khrouchtchev. Les seuls qui n’ont pas applaudi à cette
foire aux pardons, c’étaient les morts dans le sol gelé du Goulag et les rares
survivants, Chalamov parmi eux.
Godounov par
rapport à Ivan est ce que Khrouchtchev est par rapport à Staline. L’amnistie,
pardon, repentir total, pays à genoux, en pleurs. Si on imagine un opéra qui
s’appelle « Nikita Khrouchtchev », on verra le tableau de parfaite
analogie. Boris Godounov a été un des premiers Opritchnik. Un des plus férus,
un des plus déchaînés et, après la mort de son maître, il nettoie derrière lui
en chargeant Ivan comme une charrette de Satan. Les Russes disent :
« Quand la Troïka coule, on coupe les rênes. » Il suffit de lire la
liste des Opritchniks, mais malheureusement, elle n’existe qu’en russe. On y
verra les plus illustres, les plus décors, 1849 hommes, cette liste se lit
comme la liste des bateaux de l’Iliade. Un seul, Boris Godounov, vaut des
bataillons. Tous y sont très sportifs, et comment ! Des hommes d’acier,
des flèches, aujourd’hui, on dirait : des jeunes cadres dynamiques, très
dynamiques. Rien à perdre, tout à gagner, voilà l’équipe. Et cette liste sera
mise en circulation juste après la mort d’Ivan, il avait le dos large, lui :
il pouvait transporter tous ses camarades vers l’autre rive du Styx où il n’y a
que le pardon. Khrouchtchev fera de même en chargeant Staline. Il ouvrira les
portes pour les prisonniers, mais les prisons demeureront toujours, il y mettra
les autres. Mais d’abord, il faut fêter.
Et là, commence la
fête aux pardons. On applaudit. On force à applaudir car le pardon, c’est la
frappe des deux mains, celle d’un persécuté et celle d’un persécuteur. C’est
précisément pour cela que Varlam Chalamov ne pardonne pas, n’applaudit pas, car
il n’a qu’une seule main, celle d’un persécuté. À la foire aux pardons animée
par Khrouchtchev et Soljénitsine, il est un monstre.
Voilà une voix,
voilà un nom bien de bout, dans l’ouragan des pardons. Tout se pardonne et
tous, les gosses enterrés vivants, ventres gonflés de famine, estropiés,
unijambistes dans les gares, gueules cassées, œil crevé, langue arrachée
chantent en chœur leur oui aux bourreaux, tout le monde s’écroule, à genoux, le
pays, s’entre-pardonnent se soûle de oui, ce oui qui coule à flots, oui à la
neige couvrant les cadavres, oui à la corde qui n’est pas encore pourrie et
déjà pardonnée, oui au nœud coulant qui n’est pas encore savonné… pas encore…
ça pisse du pardon, ça chie du pardon… ça vomit du pardon… et dans les terres
silencieuses du goulag, les morts se mettent à bouger, à mordre les racines de
leurs croix pour sortir, mais ils seront tués de nouveau, enterré encore juste
pour pouvoir dire oui, pour pardonner et pleurer, se foutre par terre, glisser
sous terre, pour la réchauffer, pour ceux qui viendront ensuite, pour
s’entre-aimer à couilles rabattues, tueurs et tués. Les larmes coulent, tout le
monde s’embrasse, tous ceux qui ont des bras se serrent, tout pleure, à vouloir
apprendre à pleurer un orphelin.
Et les bourreaux
viendront, rampant jusque-là, demander le pardon et Chalamov dit non.
« Qui me réhabilite ! Qui me délivre de l’enfer ! L’un des
démons ! » Il dit non, archi-non et son non ne deviendra jamais oui
de son vivant, ni après sa mort.
« Car d’abord,
bien d’abord, très d’abord, écrit-il dans une lettre à une amie, je vais laver
mes mains dans le sang chaud de mes bourreaux, je vais boire le vin ivre dans
vos crânes, vous ! Goutte à goutte, comme la neige de la Kolyma buvait le
nôtre… Et ensuite, je vais vous dire oui, je vais peut-être pardonner, ivre et
mort, mais là… non ! » Voilà la voix qui dit non dans la foire aux
pardons ! Il écrit dans une autre lettre : « Et je vole les
nuits au-dessus des croix… Dans le calme, je volerai… Mais d’abord, bien d’abord,
je ferai le repas funèbre, je vais boire le sang des bourreaux face au fleuve,
toi Léna, splendide et morte, telles nos mères, dors dans la nuit, dormez vous
aussi, fils et frères en attendant, car la vengeance viendra, lourde comme les
bateaux viendront pour nous emmener d’ici. »
Au-dessus du froid, bien au-dessus, petite-petite, de là-haut, on voit dans le cœur d’hiver, cette bourgade où, dans la maison glaciale, des vieillards fous, il est mort, Chalamov, d’abord son chat, puis lui, et c’est d’ici que son âme est rentrée dans la paix.
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