« Mon cerveau est ainsi fait, il faut qu’il nie »

 

Ill. : Un livre très intéressant. Source : Histoire de la philosophie russe par Basile Zenkovsky, traduit du russe par Constantin Andronikov, éditions Gallimard, collection Bibliothèque des Histoires.

Ivan Tourguéniev, qui avait certainement pris Bakounine comme modèle pour son Roudine, qualifie très heureusement l’éloquence de son héros d’improvisation impatiente. L’improvisation décidément impatiente de Bakounine le poussait aux démarches les plus inattendues. Il voit déjà l’avènement d’un nouvel éon, il en devine les signes avant-coureurs dans les événements contemporains. « Le monde entier, écrit-il en 1843, est en travail d’un nouveau monde magnifique. Les grands mystères de l’humanité qui nous furent révélés par le christianisme et que celui-ci nous conservera, malgré toutes les erreurs, deviendront maintenant la vérité réelle. » C’est à cette époque qu’il écrit à Ruge sur « le mystère de la force éternelle qui fait naître une nouvelle époque en son sein. »

Bakounine décide de ne pas retourner en Russie, « je ne vaux plus rien pour elle tandis qu’ici, en Europe occidentale, je peux encore agir. » Désormais, il consacre toutes ses forces à la ce qui peut encore contribuer à la « naissance de la nouvelle époque. » Nous ne pouvons entrer dans les dtails de ses « années de vagabondage » mais nous devons nous arrêter aux conséquences de son activité révolutionnaire. Il s’y adonne avec une telle passion, avec un tempérament si indomptable que Caussidère, le préfet de police au moment de la révolution de 1848, dit de lui : « Au premier jour de la révolution, c’est un trésor ; au jour suivant, il faut le fusiller. » Rappelons seulement l’amitié de Bakounine pour Proudhon (1847) auquel il expliquait les subtilités de la dialectique hégélienne.

Dans son article La Révolution en Allemagne, qui est un tournant de sa philosophie, il prône la « négation » et la « destruction. » « L’opposition éternelle entre la liberté et l’absence de liberté, affirme-t-il, a atteint son sommet. Nous sommes à la veille d’un nouvel éon. L’esprit, cette vieille taupe a terminé son travail souterrain et il apparaîtra bientôt comme juge de la réalité. » Il termine : « Remettons-nous donc en confiance à l’esprit éternel qui ne détruit que parce qu’il est la source inépuisable et éternellement créatrice de toute vie. La joie de la destruction est en même temps une joie créatrice. » Dans cette parole, qui exprime si crûment la nouvelle attitude de l’utopisme révolutionnaire, la prédication de la « philosophie de la négation » atteint son plus haut point.

Notons d’autre part dans cet article un thème qui se fera entendre chez Herzen et quelques décennies plus tard chez Leontiev. Prophétisant l’avènement d’un nouvel éon, celui de la démocratie, Bakounine s’exclame : « Le triomphe de la démocratie sera non seulement une transformation quantitative, un tel élargissement ne conduirait qu’à une vulgarité universelle, mais encore une transformation qualitative, une révélation nouvelle, vivante et authentique, un ciel nouveau et une terre nouvelle, un monde jeune et beau où toutes les dissonances se résoudront en unité harmonique. » La crainte de la vulgarité universelle, si nettement exprimée par Herzen et Leontiev, auparavant par Gogol, montre l’élément esthétique dans la pensée de Bakounine.

« À bas toutes les théories religieuses et philosophiques, écrit-il en 1845 : la vérité n’est pas une théorie, mais une œuvre. » Nous verrons dans la Philosophie de l’œuvre commune de Fiodorov ces thèmes de « gnoséologie pragmatique » mais chez Bakounine, la vie même rejette graduellement toute théorie. Dans une œuvre des dernières années État et anarchie (1873), il dit de Hegel et de ses successeurs en des termes très vifs que « leur monde était suspendu entre ciel et terre, qu’il avait transformé la vie même en une théorie ininterrompue de représentations somnambuliques. » Cet élément d’ontologisme dans la connaissance que Khomianov, Kiréiesvki, Samarine nous dont déjà fait connaître, se dissout chez Bakounine quand il se tourne inopinément vers le matérialisme et l’athéisme. 

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