« Je vous écris en cours de chute : telle est ma sensation d’être au monde »

 

Source : Vladimir Soloviev et son œuvre messianique par Dimitri Strémoukov, éditions de L’Âge d’Homme, collection Sophia.

En 1877, Soloviev étudie la mystique boehmiste. « Chez les mystiques, il y a beaucoup de confirmations de mes propres idées, mais aucune nouvelle lumière. » Il les accuse d’être trop subjectifs et d’avoir un ton « bavant. » G. Gichtel, G. Arnold et J. Pordaje, ces trois « spécialistes en sagesse » sont insignifiants ; ils n’intéressent Soloviev que du point de vue de l’analogie de leur expérience mystique avec la sienne. Par contre, Paracelse, Boehme et Swedenborg sont considérés comme authentiques ; il lui reste néanmoins un vaste champ à explorer. Parmi ces mystiques, c’est Boehme et ses épigones qui ont eu le plus d’influence sur Soloviev. Pendant la période que nous étudions, Soloviev formule sa doctrine de la Sophia d’une façon très semblable à celle des boehmistes.

« Die Göttliche Jungfrau Sophia » occupe une place centrale dans le système de Boehme. Elle est la manifestation de Dieu, son idée divine, l’humanité céleste. En exposant cette doctrine, M. Koyré ajoute : « La Vierge céleste s’incarne, ou, si l’on veut, le corps de Dieu incarne la Vierge céleste. On pourrait dire aussi que Dieu s’incarne lui-même dans la Sophia. » Gichtel, Arnold, Pordaje ne sont pas très originaux, et leur influence sur Solovie n’a pas pu être considérable. F. Von Baader, en reprenant au dix-neuvième siècle la doctrine de la Sophia du Philosophus Teutonicus, remarque que les Hindous l’avaient connue sous le nom de Maya, les Grecs sous celui de Idea, les Hébreux l’appelaient Sophia, et il distinguait trois états de l’idée qui peut être magisch, lebhaft et lebhaft. Soloviev accepte la doctrine boehmiste : pour lui aussi la Sagesse divine, entité personnifiée, s’identifie avec l’idée et avec l’humanité idéale. Elle doit être incarnée par les efforts humains. De même que Baader, il la définit comme Maya-Magie, comme idée et enfin comme idée concrète ou Sophia.

Selon Soloviev, il faut distinguer deux unités dans l’organisme universel : l’une produisante, celle du Logos, l’autre produite, celle de l’idée, qui reçoit dans la théosophie solovievienne le nom de la Sagesse de Dieu. Pour comprendre la doctrine du monde divin, nous avons déjà du avoir recours aux Lectures sur la Divino-humanité, professés en 1877 et publiées de 1877 à 1881.

La première question à laquelle doit répondre la métaphysique est celle de l’existence d’un monde imparfait. Pour le boehmiste, l’idée assimilée à la Sagesse divine n’est pas susceptible de chute. Boehme explique donc l’apparition du Mal par la chute de Lucifer et des mauvais anges. Mais Soloviev ne peut suivre cette doctrine car pour l’instant Lucifer n’a pas encore de place dans son système. Les gnostiques de l’école de Valentin enseignaient que le trentième éon, la Sophia, voulant connaître le Père, tombe sous l’emprise des passions et produit une entité informe. Cependant, Horos l’a rétablie dans sa position en détachant d’elle l’entité qu’elle avait produite. Cette entité (le Désir) reçoit le nom d’Achamoth, de Sophia intérieure. C’est des passions de la Sophia déchue que provient la matière.

Schellling, dans Philosophie und Religion, trouve une solution moyenne : l’idée doit avoir deux vies. L’une en elle-même, l’autre dans l’absolu. En tant qu’elle vit en elle-même, elle n’est plus absolue. Libre, elle se sépare de l’Absolu et tombe. L’idée qui produit le fini reçoit le nom d’âme. L’âme, une fois reconnue sa chute, aspire à devenir l’autre Absolu. Soloviev s’inspire de Schelling et tend à concilier le boehmisme avec le gnosticisme, à supprimer le dualisme de l’esprit et de la matière. La Sagesse est l’Autre déterminé par le Logos, mais en tant qu’elle est déterminée et personnifiée, elle réagit sur l’Absolu et s’y différencie en un sujet, un substratum qui, affirmé par l’Absolu, reçoit le nom d’Âme du monde. Cette âme du monde qui, par essence, est identique à la Sagesse, s’en distingue par l’existence. Et si la Sagesse-idée pour Soloviev, de même que pour les boehmistes, ne peut tomber, l’âme du monde, qui est un être doué de liberté, le peut.

En tant que l’âme du monde est déterminée par le Logos, elle s’identifie avec la Sagesse, en tant qu’elle ne l’est pas, elle est « la mère de la vie. » Soloviev pouvait trouver la conception de l’âme du monde dans le Timée de Platon, chez Plotin, chez les néo-platoniciens de la Renaissance, enfin dans la Weltseele de Goethe et dans les écrits de Schelling. Il semble cependant que l’influence de Schelling et des gnostiques soit suffisante pour expliquer la conception de l’âme du monde chez Soloviev. Quelles sont les conséquences de la chute de l’âme du monde ? Si dans le monde divin, la matière première est absolument unifiée par les déterminations du Logos, l’apparition du mal dans le monde terrestre est définit par Soloviev conformément aux idées de Saint-Martin et de Baader, comme une rupture de l’unité, une transmutation des éléments qui la composent et qui s’affirment dans leur isolement.

Au fond, l’âme du monde est identique à la Sophia des gnostiques : si la Sophia gnostique est tombée du plérôme pour avoir voulu connaître le Père, l’âme du monde de Soloviev tombe pour avoir voulu posséder le tout par elle-même et non en tant qu’il lui est conféré par Dieu.

Commentaires