Source : Le Rêve des machines par Günther Anders, présentation par Benoît Reverte, éditions Allia.
Lorsque Truman accéda à la revendication d’utiliser la
bombe tout juste achevée, il s’inclina devant le diktat du monde des appareils.
Le Japon avait déjà fait connaître sa volonté de capituler, et ce, à plusieurs
reprises ; du point de vue militaire, l’entrée en jeu de la bombe
s’avérait donc superflue. Mais la bombe était là. Et comme le triomphe des
appareils tient au principe « existence oblige », ils nous
forcent, par leur simple existence, à reconnaître ce qu’ils peuvent comme un devoir,
la bombe prétend au droit, de son point de vue légitime, pour ne pas dire
moral, à être utilisée.
Car il n’y a pas d’instrument isolé. En dehors de la
bombe elle-même, pour autant qu’on puisse parler de dehors au sujet d’une
interdépendance si étroite, existait également « l’appareil préparant à
son utilisation », qui lui aussi tournait déjà à plein régime. Et celui-ci
n’était pas non plus un « appareil isolé » mais incarnait plutôt le
processus et le stade d’organisation des États-Unis au moment du basculement de
la guerre chaude en guerre froide.
Toute tentative d’enrayer cet « appareil », renfermant en lui-même des milliers d’hommes et de dispositifs spécifiques, toute atteinte, aussi vertigineuse qu’audacieuse à sa souveraineté, aurait été d’une ampleur telle que non seulement elle dépassait la force de caractère de Truman ; mais encore aurait-il lui-même rejeté une telle intervention comme immorale, il aurait considéré la simple idée d’une telle possibilité comme un sabotage ; en d’autres termes, même lui, qui, selon toute apparence, avait accès à cet instrument de pouvoir et à qui s’offrait l’alternative « to use or not to use », était soumis à son diktat ; lui-même était asservi à l’appareil ; et pas moins asservi que vous, Powers, l’avez été à l’appareil de la guerre froide depuis que vous vous êtes laissé incorporer à lui.
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