Fantaisie militaire

 

Pris sur Public Domain Review. Les Futurs discordants de Luigi Russolo par Peter Tracy, traduction de l’anglais par Ènocint catwace, no copyright infringement intended.

En 1913, Luigi Russolo (1885-1947) était un peintre solidement établi lorsqu’il se consacra à la musique avec son manifeste L’Art des bruits, « L’Arte dei rumori » qui affichait la volonté « d’élargir et d’enrichir le domaine du son. » Le polymathe futuriste entreprit de gravait sur la cire le sonorama de la modernité urbaine, « les pulsations rythmiques des valves, les chuintements des pistons, les stridences des scies mécaniques. »

Selon Russolo, la trame bruitiste de la vie quotidienne dans cette Europe en voie d’industrialisation présentait des nouveautés inouïes, une terra incognita acoustique, un concert dissonant, délocalisé, désaccordé. Avec l’aide significative de son assistant Ugo Piatti, Russolo entreprit de passer à la pratique, travaillant jour et nuit pour « parvenir à l’idéal absolu d’un orchestre purement bruitiste. »

Intonarumori.

En trois mois seulement, les deux acolytes produisirent leur première œuvre : un « scoppiatore » qu’ils inaugurèrent devant un public de deux mille personnes au Teatro Storchi de Modène. L’instrument, censé reproduire les pétarades d’un moteur, se présentait comme une simple boîte de planches, avec un énorme haut-parleur conique.

Le Scoppiatore couvrait une gamme de deux octaves que l’on modulait en actionnant une manivelle. Ce dispositif fut bientôt suivi d’un « bourdonneur », un caoutchouc qui produisait des bruits de spatule qui grattent une paroi rouillée, puis d’un « pétaradeur », une chimère sonique, croisement entre une mandoline et une mitrailleuse.

Il ne reste pas grand-chose des trouvailles de Russolo, hormis des diagrammes et quelques photographes dont furent tirées des répliques. En dehors de « Risveglio di una città », aucune des compositions de Russolo pour son intonarumori ne survécut. Et pourtant, par miracle, il existe encore deux enregistrements pour gramophones, réalisés par l’inventeur et par son frère, Antonio, en 1921. Ces crachotantes capsules temporelles nous font entendre une bataille du son entre tendances bruitistes et instruments traditionnels, le choc de deux armées qui nous reviennent d’un lointain tunnel.

Corale retentit d’une laborieuse orchestration, déséquilibrée par les rugissements d’une machine indéfinissable et Serenata comporte encore moins de jeu d’intonarumori, mais laisse la place à une sérénade d’instruments à corde et à vent qui se termine en un carnaval cauchemardesque. Malgré les limites de l’époque, comparés à la technologie actuelle, les « bruiteurs » de Russolo dégagent encore une intense énergie à travers des nappes de dysharmonies. 

Dans une interview accordée cinquante ans après sa rencontre (1915) avec les futuristes italiens, Igor Stravinsky évoque ses souvenirs, au mieux avec une certaine curiosité.

« Lors d’une de mes visites à Milan, j’ai rencontré Marinetti et Russolo, un petit homme très calme, avec une folle crinière et une grande barbe, ainsi que Pratella, un autre bruitiste ; ils m’ont fait une démonstration de leur ‘musique futuriste.’ Il y avait cinq phonographes sur des tables, dans une pièce singulièrement vide, rapidement emplie de borborygme digestifs, de grésillements de parasites, etc. J’ai feint l’enthousiasme avant de leur dire qu’avec ces cinq phonographes, et une telle musique produite en masse, cela se vendrait aussi bien que des pianos à queue Steinway. »

La réaction de Stravinsky fut modérée en comparaison de la presse internationale ! Un correspondant de Paris décrivit un concert d’intonarumori comme « une impressionnante simultanéité de gueules infernales, de sonorités irritantes et de vacarme insupportable. » Pourtant, les innovations de Russolo ne manquèrent pas d’admirateurs. Edgard Varèse se montra très favorable sur ses œuvres théoriques et pratiques ; par la suite, des compositeurs comme Pierre Schaeffer et John Cage, mais aussi des peintres comme Piet Mondrian se prirent d’engouement pour Russolo.

Ce qui déjouait la compréhension de Stravinsky allait devenir un lieu commun de la première moitié du vingtième siècle : en fait, la révolution opérée par Russolo et ses amis futuristes était comparable à la violence martiale et ritualisée du fascisme politique.

L’avenir est dans le bruit.

Au début de sa première carrière, celle de peintre, Russolo se montrait particulièrement impressionné par Francesco Balilla Pratella (1880-1955) dont le manifeste Musica Futurista (1910) préconisait la « libération de la sensibilité musicale individuelle de toute influence du passé, de toute tentative d’imitation de modèles antérieurs. »

À partir de recherches sur les implications psychologiques et métaphysiques de la science et de la technologie modernes, les futuristes rompaient avec le passé en articulant de nouveaux modes de perceptions, de pensée et de manières de vivre. En 1910, Russolo fut un des cosignataires du Manifeste technique de la Peinture futuriste, avec les peintres Umberto Boccioni, Carlo Carra, Giacomo Balla et Gino Severini. En 1895, la découverte des rayons X démontra que la réalité ne se limitait pas à notre champ de vision. « Qui peut encore croire à l’opacité de nos corps à présent que nos sens aiguisés et notre vision démultipliée sont parvenus à pénétrer les plus obscures manifestations de la matière ? »

L’intérêt futuriste pour l’envers des choses et la nouveauté tapageuse se traduisirent par une forme de synesthésie. Dans les peintures de jeunesse de Russolo, entre 1901 et 1913, des nuages de couleurs et des rayons lumineux représentent des phénomènes sensoriels d’ordinaire non-visuels. La toile Profumo nous montre un profil féminin, tête à la renverse, apparemment en train de humer des parfums capiteux qui se déroulent en ondes vertes, bleues, jaunes.

Dans Chioma, la chevelure de Méduse se détache en amples torsades de feu tandis que son regard écarlate lance des flèches violacées. La Musica nous présente un organiste solitaire encerclé de notes de musique qui se matérialisent en masques grimaçants, une sorte de Musique d’Erich Zann, qui nous suggère que, pour Russolo, la musique et les couleurs appartenaient au même spectre sensoriel.

Dans une conférence à Rome en mai 1911, le peintre et sculpteur Umberto Boccioni (1882-1912)  affirmait que la peinture pouvait se décrire comme « un tourbillon musical de gigantesques nappes de vapeurs colorées. »

De son côté, Filippo Tommaso Marinetti (1876-1944), le fondateur du futurisme, manifestait son intérêt pour « le bruit en tant que poésie » en produisant une écriture onomatopéique, « parole in liberta. » Toutes ces œuvres volontairement cacophoniques imitaient les grondements de la guerre. La forme avait plus d’importance que le fond : l’intensité sonore l’emportait sur les notions d’harmonie ou de mélodie. Marinetti joua un rôle décisif dans l’orientation de Russolo en lui fournissant des protocoles d’expérimentation qui allaient le guider pendant plus de quinze ans.

En 1909, lorsque Marinetti rédige le Manifeste du futurisme, il se dépeint comme « mythologiquement emporté » dans une transe qui brouille les perceptions, où les voix forment un chœur, une architecture résolument moderne, capable de  transformer n’importe quel objet du quotidien en un orchestre étourdissant.

 « Nous chanterons les masses secouées par le travail, le plaisir ou la rébellion ; nous chanterons les marées multicolores et polyphoniques de la révolution dans les métropoles modernes ; nous chanterons les vibrations nocturnes des usines, des ports qui brûlent sous les violentes lunes électriques ; les rails des chemins de fer qui dévorent la terre comme des serpents de feu ; les aciéries qui prennent le ciel d’assaut par les étranglements de leurs fumées en spirales… les oscillations des aéroplanes dont les hélices hachent le vent et claquent comme des drapeaux pour applaudir les foules en délire. »

Bruit et fureur, vitesse et puissance… Marinetti tentait de rallier l’Europe à une nouvelle esthétique, l’énergie libérée par la moindre vibration du cosmos, « libérer l’énergie elle-même de la matière », selon la formule de Luciano Chessa, ce qui impliquait une forme de violence, de volonté de choquer le public, de l’arracher à sa complaisance, pour le retremper dans un nouveau siècle, avec la vision et l’ouïe adaptées à ces perspectives inédites.

Quatre ans après ce manifeste, Russolo rédigea son propre manifeste : L’Art des Bruits, dans lequel il reproduit une lettre des tranchées, rédigée par Marinetti pendant la Première guerre balkanique, où le poète évoque « l’orchestre de la grande bataille. » À partir de cette métaphore, Russolo déploie la cartographie de son orchestre mécanique où les intonarumori sont classés par familles de sonorités. Les rugissements, les tonnerres, les cracs, les boums et les bangs appartiennent à la première catégorie alors que les cris, les hurlements, les couinements, les mugissements, les sanglots et les crépitements morbides composent la sixième catégorie.

Cette taxinomie illustre à la fois la répartition des instruments de Russolo dans l’espace et la méthodologie qui présida à leur construction ; ce processus requérait par ailleurs une maîtrise artisanale et technique, les intonarumori parvenaient malgré tout à s’accorder afin de produire selon les mots de Russolo « différents bruits qui se régulent harmoniquement et rythmiquement. »

L’enracinement des intonarumori dans le tumulte de la bataille n’avait rien d’une fantaisie militaire : cette sanctification de la guerre est une caractéristique du futurisme. L’idée d’une « destruction créatrice » faisait son chemin dans les esprits ; selon Boccioni, « il faut écrabouiller la tyrannie du chronomètre et du rythme » ; cette célébration de la violence, à la fois dans les studios d’enregistrement et dans les rues, représentait à la fois un dégagement d’énergie et une forme de propagande pour rallier les foules. Marinetti glorifiait la guerre comme « la seule hygiène du monde » ; mais aussi « le militarisme, le nationalisme, la destruction salutaire des libérateurs, tous les idéaux qui réclament le sacrifice de soi et le mépris des femmes. »

Si Pratella défend seulement une rupture théorique avec le passé artistique, Marinetti en tire les conclusions concrètes : il exhorte ses disciples à détruire les musées, les bibliothèques et les universités. Bien que ce machisme et cette misogynie tienne souvent de la posture, le militantisme de Marinetti avait tout de même des points communs avec la politique la plus réactionnaire et formait ainsi une avant-garde authentiquement national-révolutionnaire, un mélange aussi diffus qu’explosif de science, de médias, de trouvailles esthétiques, de poésie et d’insurrection.

La conception de Marinetti était en phase avec une génération d’artistes qui, comme le remarquait Russolo dans son Manifeste des Peintres futuristes, souhaitait exprimer « le violent désir qui brûle dans les veines des artistes contemporains », un désir qui en précipita plus dans l’étreinte dévastatrice du fascisme.

Furioso physique : les premiers concerts de Russolo.

Les premiers « happenings » futuristes consistaient en déclamation publiques et en performances qui encourageaient la participation du public en huant ou en jetant des légumes, ce qui contribua à donner une aura d’excentricité au mouvement. Selon Gavin Williams, « la campagne publicitaire internationale de Marinetti visait à rallier le public, toujours conçu comme une masse, ou une foule, à l’esthétique de la guerre. »

Vers 1912/3, profitant de la Guerre des Balkans, préfiguration de la Première Guerre mondiale, Marinetti et d’autres chauffaient l’opinion dans le sens d’une « régénération nationale » ; le discours visait à la fois les Italiens mais aussi les étrangers, pour les sensibiliser « aux beautés de la guerre. » Marinetti souhaitait ainsi « précipiter images et sons en une frénésie nerveuse » qui induirait « une surcharge sensorielle qui entraînerait la folie corporelle de l’audience. »

D’après les descriptions des premiers concerts de Russolo, l’expression « folie corporelle » s’applique plutôt bien. À Milan, le 21 avril 1914, le premier concert pour orchestre intonarumori eut lieu : tout le matériel fut disposé en arc-de-cercle, sur les gradins d’un vaste amphithéâtre et ce qui se déroulait dans la salle était peut-être plus intéressant que la musique elle-même.

Selon Russolo, « une demi-heure avant que le spectacle ne commence, une foule immense grondait et les premiers projectiles commencèrent à pleuvoir sur un rideau encore tiré. » Ce charivari aurait été organisé par les enseignants du Conservatoire royal de Milan. Selon les comptes-rendus de l’époque, l’émeute qui s’ensuivit fait passer au rang d’aimable bluette le tollé que suscita en 1913 Le Sacre du printemps de Stravinsky.

Au début du troisième mouvement, surprise : Marinetti, Boccioni, Armando Mazzi et Piatti s’éclipsent de la scène, réapparaissent dans la fosse d’orchestre, la traversent à toute allure avant de se précipiter dans les fauteuils, où ils agressent les nombreux auditeurs ; l’affaire tourne au pugilat, puis à la mêlée générale et dure près d’une heure et demi tandis que Luigi Russolo, imperturbable, continue à conduire son orchestre bruitiste.

Peu après, les membres de l’orchestre se jettent à leur tour dans la bagarre : la moitié seulement continue à actionner les violes et à tourner les rouets comme une équipe de sous-mariniers ivres tandis que leurs collègues se démènent dans la salle.  Cette émeute n’avait rien de spontané : les futuristes esthétisaient la violence en la portant à un degré de réalité : le public devenait partie intégrante du spectacle.

Au cours de juin 1919, Marinetti cosigna un autre manifeste : Il manifesto dei Fasci italiani di combattimento, plus communément désigné sous le titre Manifeste fasciste. « Sous Mussolini, affirme Roger Riffin, le rôle de l’art était de produire une source de mythes pour régénérer et forger un lien vital au sein d’une nouvelle communauté populaire, la communauté nationale, érigée sur les ruines d’une société moribonde et décadente, afin d’instiller un esprit fasciste aux institutions comme le gouvernement. »

En dépit de nombreuses critiques et de tentatives de disculpation, le bruitisme et le futurisme constituaient bel et bien le bruit de fond de l’autoritarisme. Selon Christine Poggi, « le bruit emblématisait cette violence que Marinetti et les futuristes comptaient bien rediriger vers le nationalisme. »

Bien que Russolo ne se soit jamais défini comme fasciste, il n’était nullement étranger à ces courants. Au cours du règne de Mussolini, son œuvre fut enrôlée dans deux expositions organisées par l’État fasciste. Le premier à la Quadriennale de Turin de mai 1927 et l’autre à la Galerie Pesaro de Milan, en octobre 1929. Lors de l’exposition de Turin, des œuvres de Bella, d’Anton Giulio Braggalia et Russolo furent estampillées « arte fascista. »

Ces manifestations de sympathie envers le régime de Mussolini ont été dissimulées de la plupart des livres sur Russolo au point que certains, comme Giovanni Lista, le prirent pour un antifasciste. Dans la préface à la traduction française de L’Art des Bruits, Lista se fonde sur des témoignages d’après-guerre et montre que Russolo avait quitté l’Italie pour Paris dès 1927, pour protester contre le fascisme. Néanmoins, même si on écarte ses participations aux deux expositions mentionnées ci-dessus, sa proximité auprès de Marinetti jettent un doute sur ses motivations réelles.

Occultiste expérimental.

Dès 1930, Mussolini et les fascistes avaient pris le contrôle de tous les secteurs de la société en Italie, mais les effets de la grande crise économique se faisaient ressentir.

Vers cette époque, Russolo prit ses distances et se réfugia dans l’occultisme, retrouvant ainsi, d’une certaine manière, ses premières amours. Ses peintures sont pleines de squelettes, de crânes, de feux follets, d’hallucinations et de perceptions extra-sensorielles. Après ses études au séminaire de Portogruaro, Russolo commença à manifester un vif intérêt pour l’occultisme, le mysticisme chrétien et le paranormal, autant d’influences qui pénétrèrent son art et ses expérimentations bruitistes. Il pratiquait la chiromancie, s’intéressait à la théosophie et enquêtait sur les possibilités de création d’un double astral.

Bien qu’il soit tentant de considérer cette réorientation comme une rupture avec son passé musical d’avant-garde, Russolo restait fidèle à lui-même : ses théories sur le son reposaient sur des présupposés proches du spiritualisme et de la théosophie, ce qui achève de brouiller la distinction entre ses œuvres picturales, musicales et occultes.

Selon Chessa, « le futurisme était animé d’impulsions et d’idées contradictoires, qui hésitaient entre la science et l’art, la raison et l’irrationnel, le futur et le passé, la mécanique et le spirituel. » On pourrait en dire de même du fascisme avec sa prédilection pour les armes nouvelles et les moyens de communication moderne, un « modernisme » mâtiné d’une mythification du passé impérial romain et le néo-classicisme. En ce qui concerne Russolo, la plupart de ses intonarumori ont disparu, détruits pendant les bombardements de Paris, de sorte que son influence sur la fin du vingtième siècle fut on ne peut plus réduite.

Néanmoins, son œuvre exerça une influence souterraine sur John Cage (1912-1992) qui y retrouva son sens des priorités esthétiques. Bien que l’insistance de Cage sur « les sons en eux-mêmes » trouve une parenté certaine avec Russolo, le compositeur américain s’est abstenu, lui, de trier ou de hiérarchiser les sons.

Plutôt que de chercher à contrôler le bruit, Cage cherchait à le guider, s’inspirant au besoin du Zen, ce qui s’éloignait des conceptions horripilante et perturbatrices de Russolo ; il n’empêche, tout comme le futurisme, ce dernier a fini par trouver son public dans l’endroit le plus logique : l'avenir.

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