Ezekiel Press

 

Transmis par Academia.edu. La Société Soufi d’Amérique : théosophie et kabbale à Poona à la fin du dix-neuvième siècle par Boaz Huss, traduction de l’anglais par Ènocint catwace.

Introduction.

Il y a longtemps de cela, quand je travaillais sur ma thèse à la Bibliothèque Gershom Scholem de Jérusalem, un petit livre attira mon attention. Il s’agissait d’une traduction en judéo-arabique de l’Idra Zuta, un des chapitres les plus révérés du Zohar. L’ouvrage portait sur la page de titre, en anglais :

« Idra Zuta ou la Petite Sainte Assemblée traduite du chaldéo-araméen en arabe (en alphabet hébraïque) par Abraham David Suliman Ezekiel, imprimé en 1887, à Poona (Inde), sur les presses du traducteur. »

Sur la page liminaire du traité, on reconnaissait l’écriture de Gershom Scholem :

« Cet exemplaire est rarissime, il a été interdit par les rabbins de Bagdad, de Jérusalem et d’Hébron, qui ont décrété que la traduction des secrets de l’Idra en arabe constituait un sacrilège, sans doute parce qu’ils redoutaient et déploraient ses représentations anthropomorphiques. »

Dans un compte rendu d’Abraham Yaari dans les journaux locaux juifs de Poona, j’ai retrouvé des informations à la fois sur le traité — le premier des neuf imprimés par A.D. Ezekiel entre 1887-1888 —, et sur la controverse qu’il souleva, mais j’étais toujours perplexe. Qui était ce A.D. Ezekiel ? Qu’est-ce qui l’avait poussé à traduire l’Idra Zuta ? Dans quel contexte cette unique traduction eut-elle lieu au point de susciter le courroux des autorités rabbiniques ? Je pressentais une histoire intéressante, mais je n’obtiendrais le fin mot que bien des années plus tard.

Quelques années après, alors que je travaillais sur une étude des traductions du Zohar, je revins à cette version de l’Idra Zuta et cette fois, avec une piste : le premier indice se trouvait dans la première traduction partielle du Zohar en anglais, La Kabbale dévoilée par Samuel Liddel MacGregor Mathers, un des fondateurs de l’Ordre de l’Aube dorée. Cette traduction en anglais se basait elle-même sur celle de Knorr von Rosenroth — la Kabbala Denudata — et avait été imprimée à Londres en 1887 ; elle incluait trois chapitres du Zohar, y compris l’Indra Zuta, sous le titre La Petite Assemblée Divine.

Eurêka ! Deux traductions simultanées de l’Indra Zuta : la première à Londres, l’autre à Poona, les deux avec le même sous-titre en anglais. Le lien entre les deux devait être la Société Théosophique. En effet, je savais que Samuel Liddle MacGregor Mathers en faisait partie et qu’à l’époque, les quartiers généraux de la Société se trouvaient à Bombay. Qu’en était-il de ce Abraham David Ezekiel ?

Une rapide recherche dans les archives en ligne de la Société m’apprit que A.D. Ezekiel avait été un membre influent de la section de Poona et qu’il avait publié en 1887 un article intitulé « Le Kabbaliste de Jérusalem » dans le journal Le Théosophiste. Par la suite, je découvris les initiales « F.T.S. », Compagnon de la Société Théosophique, dans une de ses publications qui figurait dans les fonds de la British Library.

D’après les préfaces de deux de ses livres, rédigés dans le dialecte judéo-arabique de Bagdad, que je parvins à déchiffrer avec l’aimable concours de Mme Nurit Inbar et du Professeur Sasson Somekh, je rassemblai d’autres informations sur son affiliation à la Société Théosophique, qu’il qualifiait de « Société Soufi d’Amérique. »

A.D. Ezekiel et la Société Théosophique.

A.D. Ezekiel, de son véritable nom Abraham David Salman Hai Ezekiel, appartenait à une influente famille de la communauté juive de Bagdad émigrée à Bombay et à Poona ; il était apparenté aux familles Gabbai et Sassoon. Son père, David Hai Ben Ezekiel Mazliah, appartenait à la société philanthropique Beit David de Bombay et possédait une vaste collection de manuscrits et de livres précieux et qui font aujourd’hui partie de la Bibliothèque Shocken, fonds numéro 37.

Ce fut probablement en 1882 qu’A.D. Ezekiel rejoignit la Société Théosophique. Madame Blavatsky et le Colonel Olcott, les deux fondateurs, étaient arrivés en Inde en 1879 et ils avaient établi leurs quartiers généraux à Bombay, avant de déménager vers Adyar en 1882. À cette date, Blavatsky et Olcott visitèrent Poona où, après deux conférences, ils établirent une section de la Société Théosophique, comptant vingt membres. En 1929, le Juge N.D. Khandalvala rapporte dans ses mémoires :

« En 1882, je leur demandai [à Mme Blavatsky et le Colonel Olcott] de venir à ma place à Poona, où j’avais invité quelques amis pour les leur présenter. Olcott réalisa deux conférences à l’Hôtel de ville qui obtinrent un vif succès ; par la suite, une section fut créée à Poona, avec vingt membres. Elle existe toujours et remplit un excellent travail. Par la suite, Madame Blavatsky et Olcott vinrent à Poona à plusieurs occasions, et deux fois à mon domicile, ainsi que deux fois chez le regretté M. A.D. Ezekiel. »

Dans la préface du livre qu’il publia en 1888, Ezekiel nous donne un résumé de son adhésion à la Société Théosophique :

« Il y a dix ans, des gens sont venus d’Amérique et ils se prénommaient la Société Soufi. Leurs faits et gestes sont depuis célèbres parmi les Indiens. Je les ai moi-même rencontrés avant de rejoindre leur Société voici cinq ans. »

Ezekiel participait donc au mouvement et aux controverses qu’il souleva entre 1884 et 1885, après la publication de lettres compromettantes que Mme Blavatsky avait envoyées à son ex-comparse Emma Coulomb — c’était également l’époque où un rapport de fraude fut établi par Richard Hodgson, enquêteur de la Société de Recherche Psychique.

Dans une des lettres à Coulomb en date du 24 octobre 1883 — qui fut, tout d’abord publiée dans le Madras Christian College Magazine, puis dans le Times of India un an plus tard —, Blavatsky rapporte comment A.D. Ezekiel lui avait arrangé un rendez-vous avec son riche cousin, Jacob Sassoon, en conseillant à Mme Blavatsky de fabriquer un message des Maîtres Mahatmas avec qui elle prétendait être en contact, afin d’extorquer de l’argent à Sassoon.

« Que cela marche ou pas, il faut tenter le coup. Jacob Sassoon, l’heureux milliardaire avec qui j’ai dîné hier soir souhaite être initié à la Théosophie et d’après ce qu’il a dit au Colonel (Ezekiel, son cousin, a tout arrangé) il est prêt à débourser 10.000 roupies pour nous permettre d’acheter et de rénover notre quartier-général. Mais il faut un petit phénomène surnaturel, qu’il ait la certitude que les Mahatmas l’ont écouté, ou qu’ils lui donnent quelque signe de leur existence (?!!)

« Bon, cette lettre te parviendra le 26 février, vendredi. Pourrais-tu te rendre au sanctuaire et demander à K.H. [Koot Hoomi dont le portrait se trouvait dans le Q.G. d’Adyar] de m’envoyer un télégraphe qui arriverait, disons, le 4 ou le 5, dans l’après-midi, ainsi libellé : Votre conversation avec M. Jacob Sassoon vient de parvenir au Maître. Faute d’y satisfaire, le sceptique n’aurait pas le courage moral de rejoindre la Société. RAMALLINGA DEB. Si cette lettre me parvenait le 26, même au soir, elle produirait tout de même forte impression. »

La divulgation de ce courrier et le rapport de la SPR attirèrent l’attention internationale ; ce fut une rude épreuve pour la Société Théosophique et elle provoqua la démission de nombreux membres. Dans une lettre publiée le 15 septembre dans le Times of India, Ezekiel nie les accusations.

« Mon nom apparaît bien dans une des lettres, mais qu’on m’autorise quelques remarques : je sais dans les détails tout ce qui s’est passé lors de la dernière visite de Mme Blavatsky à Poona et certains détails de la lettre en question ne correspondent pas. Le télégramme auquel elle fait référence n’avait en aucune manière, indirecte ou directe, pour but de suggérer que Mme Blavatsky était en proie à une possession d’ordre surnaturel, pas plus que Mme Blavatsky ne m’a présenté ledit télégramme sous cette lumière. En lisant votre article, je m’aperçois que Madame Blavatsky ne peut avoir écrit cette lettre incriminante, pas plus qu’elle n’aura organisé cette histoire de télégramme. »

En réalité, Ezekiel était sceptique quant aux phénomènes surnaturels qui se produisaient au sein de la Société Théosophique, en particulier les courriers des prétendus Mahatmas. Dans son témoignage à la S.P.R., Franz Hartmann, membre de la Société Théosophique, déclara : « M. Ezekiel est un incurable sceptique et je lui ai promis qu’en cas de nouvelle manifestation occulte après mon retour, je le lui ferai savoir. »

Madame Coulomb dans son pamphlet à charge mentionne également ce scepticisme d’Ezekiel :

« Il était avec d’autres, dans le salon de Madame lorsqu’une lettre est soi-disant tombée du plafond. M. Ezekiel a tout naturellement supposé qu’un comparse avait actionné une trappe et il s’en est ouvert dans le plus grand secret à certains membres. »

Selon Coulomb, Blavatsky, au courant des doutes d’Ezekiel, demanda à son mari de démonter le dispositif par lequel les lettres tombaient du plafond. Hodgson déclara qu’Ezekiel confirmait les dires de Coulomb, sans lui donner l’autorisation de publier ses soupçons. En juillet 1885, le compte tendu de l’assemblée générale de la S.P.R. rapporte que :

« M. Hodgson nous décrit en détail l’apparence de ces enveloppes qui présentaient des traces d’ouverture clandestine ; il mentionne un cas de communication douteuse, rapporté par M. Ezekiel, un Théosophe de Poona, qui corrobore ses propres conclusions, mais dont les détails ne peuvent être publiés, sur ordre de M. Ezekiel lui-même. Le 8 septembre, ce dernier exprimait son scepticisme dans une lettre au rédacteur en chef du Times of India, après la publication des lettres de Coulomb :

« Madame Blavatsky et plusieurs autres savaient quel incorrigible sceptique je suis concernant ces phénomènes ; Mme Blavatsky est plutôt une simplette qu’un génial imposteur si elle s’imaginait qu’un tel télégramme suffirait à produire une forte impression. En fait, elle cherchait surtout à impressionner M Sassoon par ma présence, mais elle connaissait trop bien mon tempérament pour espérer quoi que ce soit de ma part. »

De son côté, Blavatsky, qui avait des préjugés antisémites — en 1877, il envoya une lettre au New York Times dans laquelle elle défendait l’attitude des autorités russes envers les israélites —, entra en fureur.

D’après Coulomb, elle ignora Ezekiel lors de sa visite à Poona en février 1884 :

« En route pour Bombay, nous rencontrâmes Mr Khandalvala à Poona ; il était suivi d’un membre de la Société et par M. Ezekiel. Lorsqu’elle les vit et que le train s’arrêta, Madame Blavatksy me chuchota en français en insistant : « Ne laissez pas entrer ce c… de juif ; je ne veux pas le voir, qu’il aille au diable. Dites-lui que je dors… »

Par la suite, Blavatsky nierait ces propos, mais reconnut qu’elle ne voulait plus voir Ezekiel :

« Mme C. m’avait dit qu’il s’était comporté traitreusement en se faisant passer pour un croyant et qu’il avait ensuite raconté partout qu’elle était une fraudeuse. »

Assez étrangement, malgré ces tensions, Ezekiel resta membre de la Société Théosophique et défendit Blavatsky après l’affaire Coulomb. En 1885, le colonel Olcott passa même quelques jours dans sa maisonnée de Poona et dans ses souvenirs, Old Diary Leaves, il en donne une description exubérante.

« Je migrai vers Poona avec notre confrère, le regretté M. Ezekiel, membre de la grande famille des Sassoon, fervent kabbaliste. Chez lui, je rencontrai Rabbi Silbermann de Jérusalem et sa femme. Il était vêtu à l’orientale, de même que le père de M. Ezekiel, qui vivait dans l’autre partie de la petite maison… Un jour, ce vieux gentleman et moi-même étions assis face à face et il me regardait avec une telle intensité que je crus que ma mise devait déparer. Puis, mystérieusement, il m’intima de le suivre jusqu’à sa chambre d’où il sortit un costume juif et me demanda de l’enfiler. Je m’exécutai et il me guida à travers la véranda jusqu’aux pièces voisines, en m’expliquant qu’il allait me faire passer pour un Juif.

« J’entrai dans le jeu et saluai toute la famille de jérusalémites à la mode orientale… Le plus âgé des rabbins me salua avec respect… ensuite, il me posa de nombreuses questions en hébreu et refusa d’admettre que je n’étais qu’un gentil, jusqu’à ce que le jeune Ezekiel dissipe son trouble en riant de bon cœur et en lui déclinant ma véritable identité. Sa femme me sonda les reins et le cœur et confirma à son mari que je devais avoir des origines hébraïques. « Pourquoi ? Pourquoi le dissimule-t-il ? Regardez, la Shekhinah est avec lui… » Elle désignait par là l’aura scintillante, le « tejas » des Hindous. Ezekiel père et fils s’amusèrent beaucoup de cette petite farce… »

En juillet 1887, Ezekiel publie dans Le Théosophiste une histoire intitulée « Le Kabbaliste de Jérusalem » : l’histoire rapporte comment un ami d’Ezekiel, un marchand juif, natif de Jérusalem, un sceptique qui ne croit pas en la magie, ni en l’au-delà, ni en la kabbale, rencontre par hasard, en Inde, une femme mystérieuse dotée de pouvoirs surnaturels, qui se fait appeler Sarah ; cette Juive, née à Constantinople, l’initie à la kabbale et à la théosophie. Dans sa quête de savoir occulte, cet ami d’Ezekiel rencontre un médium à Paris, puis, au terme d’une longue quête, il s’associe à un kabbaliste de la synagogue Beth-El de Jérusalem :

« Il aperçut un vieillard au visage délicat, portant une longue barbe blanche, vêtu du costume local, allongé sur un tapis dans le recoin le plus sombre de la synagogue… il ne ressemblait pas à un dormeur, plutôt à un contemplateur du monde intérieur. Il reposait dans un profond calme et à en juger d’après cette béatitude, Rabbi Jacob comprit que la Shekhinah ou l’âme de lumière était sur sa tête et sur sa face, comme c’est le cas pour les véritables sages. »

Le kabbaliste du Beth-El accepte de lui apprendre la kabbale, mais seulement après un pèlerinage auprès des maîtres de Tunis. L’histoire se termine avec la déclaration du kabbaliste comme quoi les « doctrines promulguées par la Société Théosophique sont identique à celles de kabbalistes de notre race. »

Dans le roman, le rabbin se prénomme Rabbi Jacob, mais Ezekiel précise que ce n’est pas son véritable nom ; il pourrait s’être inspiré de Rabbi Silbermann que le Colonel Olcott avait rencontré à la maison Ezekiel en 1885. Dans l’exemplaire que Mme Mary Anderson, la Secrétaire de la Société Théosophique m’a généreusement envoyé, j’ai trouvé une note manuscrite : « Journal du Col. 21 juillet 1887, à Bombay. Visite de Mr. Moses, le modèle de Rabbi Jacob dans l’histoire d’Ezekiel, parue dans le Théosophiste de Juillet. »

À la fin 1887, Ezekiel ouvrit une imprimerie à Poona. Entre 1887 et 1888, il y imprima neuf livres dont je discuterai en détail ci-dessous. Dans le supplément au Théosophiste de janvier 1888, le nom d’Ezekiel apparaît sur la liste du conseil général de la Société. En 1892, son nom figure toujours parmi les membres de la section indienne, sur une notice à propos d’une tournée de conférences d’Annie Besant.

En juillet 1897, Le Théosophiste annonce : « Nous sommes au regret d’annoncer que notre frère A.D. Ezekiel a quitté cette vie… il était un compagnon de longue date et bien connu de la section de Poona. »

L’imprimerie d’Ezekiel à Poona.

En 1885, à Bombay, paraît une lithographie intitulée La Vie de Moïse en Égypte, rédigée en cursive arabe. Il s’agit probablement de l’œuvre d’Ezekiel, publiée par une maison d’édition juive au service de la communauté Bene Israël, bien que cette dernière n’eut qu’une brève durée de vie, de deux ans.

Fin 1887, A.D. Ezekiel fonda sa propre imprimerie à Poona. La première publication remonte à décembre 1887 : il s’agit de la traduction de l’Idra Zuta en judéo-arabique, tête-bêche avec le texte original. La « Petite Assemblée » et la « Grande Assemblée », Idra Zuta et Idra Raba, sont des chapitres distincts du Zohar, caractérisés par leur description anthropomorphique des partsufim, des apparences divines. L’Idra Zuta décrit leurs secrets, leurs relations sexuelles qui furent révélées à Rabbi Shimon bar Yochaï, sur son lit de mort.

A.D. Ezekiel dédie sa traduction à la communauté philanthrope des baghdadi de Calcutta, en particulier à la femme du riche marchand Elijah David Joseph Ezra. Dans sa préface, Ezekiel affirme ne pas souhaiter révéler les secrets du Zohar mais seulement expliquer la signification de ses termes à ceux qui ne comprennent pas son contenu. Il fait allusion à la pratique, courante depuis le dix-huitième siècle, de lire le Zohar en certaines occasions et les Idrot en particulier, mais leur imagerie radicalement anthropomorphique mérite une mise en garde et d’est d’ailleurs le cas depuis la première publication à Mantoue en 1558. Ainsi, Ezekiel cite longuement un extrait du Shaar ha-Hakdamot de R. Hayyim Vital, principal disciple d’Isaac Luria selon lequel l’anthropomorphisme du Zohar, mais aussi celui de la bible, est une allégorie qui ne doit être interprétée littéralement.

Néanmoins, la traduction de l’Idra Zuta en judéo-arabique provoqua une vive controverse. Des rabbins de Bagdad protestèrent dans une lettre datée du 5 janvier 1888 (21 Tevet 5648) publiée dans la Gazette Juive Paerah de Calcutta. Cette missive fut suivie d’une autre, dans le même journal ; enfin, le 24 février 1888, le journal jérusalémite Havatzelet publia le décret de Rabbi Raphael meir Panigel, le rabbin en chef de la communauté sépharade de Palestine, et de son beau-fils et successeur, Rabbi Yaacov Shaul Eliashar :

« Notre âme souffre à la nouvelle que deux Idrot, Idra Rabba et Idra Zuta, ont été publiés en langue arabe dans la ville de Poona, en Inde. Qui pourrait croire à une telle mauvaise nouvelle ? Qui ne serait bouleversé par un tel sacrilège [Hilul ha-Shem] Nos cheveux se dressent sur nos têtes devant un telle abomination : que les secrets tombent entre les mains de la multitude ignorante… Malheur sur nous… Comment la Sainte Torah, que Dieu la protège, peut-elle devenir un objet de dérision et de mépris pour les nations ? Comment des méchants ont-ils pu la profaner ? Malheur sur nous ! Qu’une telle désolation se soit produite de notre temps.

« Nous sommes donc obligés de requérir les pouvoirs de la Divine Présence [Shekhinah] qui n’a jamais quitté le Mur des Lamentations, ainsi que le pouvoir de la Sainte Torah, pour qu’aucun fils d’Israël ne puisse lire ces Idrot imprimés dans d’autres langues. De plus, toute personne appelée du nom d’Israël devrait s’efforcer de dissimuler toute traduction dans un endroit où aucune main étrangère ne pourrait les atteindre, et ensuite, les faire disparaître de ce monde. Nous décrétons également, en vertu des pouvoirs de la cour, que Rabbi Abraham David Suliman David Hai doit réparer ses erreurs en collectant et en dissimulant ses imprimés dans un endroit secret [genizah]

Un décret semblable, dans des termes encore plus sévères, signé par Rabbi Elijah Mani et par quatre autres rabbins d’Hébron, fut publié dans le même journal, deux semaines plus tard, le 11 mars. A.D. Ezekiel ne démordait pourtant pas : au cours de l’année 1888, il publia plusieurs lettres dans la Gazette Juive de Paerah pour défendre son point de vue et ses traductions, en attaquant ses critiques. Le 20 juillet 1888 (12 Av 5648), il envoya un plaidoyer au Rabbin en chef, Raphael Meir Panigel, dans lequel il renie son interdiction et affirme le bien-fondé de sa traduction :

« Je viens baiser la main de mon maître Rabbin, la couronne de mon intelligence, pour le supplier de pouvoir donner mon point de vue sur le Saint Idra Zuta que j’ai osé approcher pour entreprendre de le traduire en langue arabe. Je l’ai traduit en une belle et pure langue, interlinéaire, la langue de l’Idra en haut et l’arabe en bas, dans une agréable calligraphie. Ainsi donc, j’ai envoyé deux exemplaires à votre honneur pour qu’il juge de la beauté de ma tentative et qu’il l’examine de plus près.

« Lorsque j’ai reçu le numéro 18 du Havazelet et que j’y ai vu ce que son honneur y écrivait sur ma traduction, sur son interdiction, qu’il fallait la cacher et la faire disparaître, etc., j’ai été épouvanté. Si mon œuvre n’avait pas encore été examinée par votre honneur, comment pouvait-elle prononcer un tel verdict à mon encontre ? Depuis quand un verdict peut-il être prononcé en l’absence de l’accusé ? Si votre honneur n’a pas lu mon livre, ni même un chapitre, ni sa préface dans laquelle j’explique mes intentions, comment pourrait-il juger, à plus forte raison statuer ma disgrâce ? »

Selon Ezekiel, traduire l’Idra est bien plutôt une « obligation religieuse », d’une mitsva, de l’étudier, de le traduire en arabe, « la langue que nous parlons entre nous. » Il cite Hayyim Vital et sa préface à l’Etz Hayyim comme quoi l’accomplissement d’un commandement révèle les secrets du Zohar et comme quoi cette révélation amène la rédemption ; à l’appui de sa thèse, il cite des sources kabbalistiques rédigées dans différentes langues et qui proviennent de traductions.

Non sans provocation, Ezekiel ajoute que l’interdiction de Panigel a échoué : non seulement le livre s’est bien vendu, mais il est à présent épuisé. Néanmoins, il refuse de le rééditer : il est trop occupé à traduire le reste du Zohar ! Ezekiel conclut sa lettre en exigeant de Panigel qu’il retire son décret et il réaffirme son indépendance par rapport aux autorités rabbinique de Bagdad, qu’il tance parce qu’elles montent Panigel contre lui.

« Ainsi donc, j’implore sa Sainteté : si je suis de bonne foi, alors, il devrait publier dans Havazalet un droit de réponse comme quoi la traduction de l’Idra est autorisée et de plus, une mistva invite même à le lire… Et mon maître et rabbi devrait d’ailleurs savoir que les sages et rabbis de Bagdad ont écrit aux autorités indiennes à propos de cette affaire, s’imaginant avoir barre sur moi. Devant Dieu, je suis libre et ils n’ont aucune puissance sur moi. Et pourtant, si mon maître m’explique pourquoi [traduire] est interdit et pourquoi je dois cacher mes livres, alors, j’obéirai à sa volonté. »

La polémique dura des mois et pendant cette période, Ezekiel poursuivit son travail d’impression, y compris la publication d’autres textes kabbalistiques en arabe ; néanmoins, il n’imprima plus d’autres extraits du Zohar, malgré ce qu’il avait dit.

En février 1888, Ezekiel publie une Introduction à la Kabbale, le seul texte anglais sorti de ses presses. Il s’agit d’une reprise d’un texte intitulé « Introduction à la Kabbale » publié à Londres entre 1845 et 1846 dans le Journal La Voix d’Israël, diffusé par « les Juifs qui croient en Jésus de Nazareth et au Messie » et édité par un converti : le Révérend Ridley Haim Herschell. La version réimprimée par Ezekiel était une traduction anglaise d’extraits d’un ouvrage par Peter Baer sur les sectes juives, publié à l’origine à Brünn, en 1822-1823 et qui portait pour titre : « Geschichte, Lehren und Meinungen aller bestandenen und noch bestehenden religiösen Sekten der Juden und der Geheimlehre oder Kabbala. »

Ezekiel signa son travail des initiales F.T.S. et dédia son ouvrage à la Société Théosophique en Inde :

« Depuis la constitution de la Société Théosophique, différentes enquêtes ont été entreprises sur l’enseignement de la kabbale. Pour donner un aperçu aux lecteurs, j’ai pensé qu’il était adéquat de republier ce livre, sans y apporter de corrections ou d’additions, tel qu’il a été publié dans La Voix d’Israël, me laissant le temps d’écrire autre chose sur le sujet. J’espère que cette introduction éveillera assez d’intérêt parmi les lecteurs de ce pays. »

Cette année-là, toutes les autres impressions d’Ezekiel furent réalisées en judéo-arabe et adressées à la communauté juive de Bagdad. En avril 1888, il publie La Philosophie naturelle, un manuel de physique pour les enfants. Par la suite, il produit des traductions du Cantique des Cantiques, du Livre de la Création (Sefer Yetsirah) ainsi que deux contes arabes, Dewan el Mathee et Dewan el Rahban. Vers la fin de l’année 1888, Ezekiel imprime deux autres traductions kabbalistiques : en octobre, une traduction de la première partie de Shomer emmunim par Yosef Ergas, un kabbaliste du dix-huitième siècle, qui affirmait que l’imagerie kabbalistique, en particulier la doctrine lurianique du tsim-tsoum, devait être interprétée plus métaphoriquement que littéralement.

Ezekiel dédie son livre au rédacteur du journal Paerah et « aux membres de notre groupe en Inde et dans d’autres endroits, qui m’ont soutenu dans mon combat pour renverser le joug de la prêtrise au cours de la publication de l’Idra Zuta. » En préface, Ezekiel se réfère à nouveau à cette controverse et exprime l’espoir que la publication du Shomer Emunim ne rencontrera pas une opposition semblable, « aussi gratuite que pour l’Idra Zuta. » Il explique également comment il devint membre de la Société Théosophique parce qu’il avait compris que beaucoup de leurs connaissances se basaient sur la kabbale, ce qui l’avait mené à l’étude du canon lourianique, l’Ez Hayyim.

« Une fois que je commençai à le lire, je n’y compris pas un mot. À l’époque, un des membres de notre communauté, mon ami le Rabbi Sassoon Abdullah Somekh, me vit en proie aux affres de l’incompréhension et il me suggéra de consulter son père, à Bagdad. Sur ce conseil, j’écrivis une lettre au sage R. Abdullah Somekh et lui demandai de me guider. Le sage me recommanda le Shomer Emmunim dont j’ai à présent traduit le premier chapitre. »

Un mois plus tard, en novembre 1888, Ezekiel imprime Le Sermon de la Vraie Foi, « Drush be-Inan ha-Emunah ha-Amitit. » Initialement intégré à la fin d’un livre d’Isaac Lupis publié à Metz en 1847 — Kur Mezraf ha-Emunot u-Mareh ha-Emet — ce sermon est un résumé d’un traité sabbataïste du dix-septième siècle, rédigé par Michael Cardozo : le Drush Boker le-Avraham.

Ezekiel s’est décidé à le traduire et à le publier parce qu’il pensait pouvoir ainsi mieux comprendre les traités kabbalistiques qu’il avait déjà publiés ainsi que ceux qu’il comptait publier. Il invoque encore les polémiques à son encontre et soutient que l’étude de la kabbale est légitime dans ce cas précis. Puisqu’il a traduit les Idrot, d’autres peuvent à présent étudier la kabbale et de nombreux lecteurs le pressent de publier d’autres traités.

Néanmoins, la traduction du Sermon de la Vraie Foi fut le dernier traité kabbalistique à paraître sur les presses d’Ezekiel. Sans doute finit-il par céder aux interdictions des autorités rabbiniques ou peut-être renonça-t-il pour d’autres raisons. Toujours est-il qu’après un an d’intense activité, plus aucun livre ne sortit des presses d’Ezekiel à Poona.

Théosophie et Kabbale.

Bien qu’A.D. Ezekiel ait connu la Kabbale avant de rejoindre la Société Théosophique, son intérêt fut stimulé par cette rencontre et la théosophie modela ses perspectives herméneutiques ainsi que ses efforts de traduction et de publication. À la fin du dix-neuvième siècle, Madame Blavatsky et d’autres membres de la Société Théosophique s’intéressèrent à la kabbale ainsi qu’à d’autres formes d’ésotérisme. Leur savoir se basait essentiellement sur la kabbale chrétienne et sa reformulation dix-neuvièmiste par Éliphas Lévi et Christian Ginsburg dont l’ouvrage fondateur, La Kabbale, parut à Londres en 1865.

Selon les mémoires du Colonel Olcott, les statuts de la Société Théosophique, fondée le 8 septembre 1875 à New York, stipulaient qu’elle était une société « destinée à l’étude et à l’élucidation de l’occultisme, de la cabbale, etc. » Blavatsky mentionne la kabbale dans la Doctrine secrète et comme le suggérait Gershom Scholem et le théosophe Leonard Bosman, le fameux Livre de Dzyan sur lequel se base la Doctrine secrète, ferait en réalité partie d’un livre du corpus zoharique, le Siphra Dezniuta. Pourtant, l’attitude de Blavatsky envers la kabbale était plutôt ambigüe comme le prouve son article La Kabbale et les Kabbaliste à la fin du dix-neuvième siècle, paru dans Lucifer en 1892, où elle écrit :

« En bref, aucune œuvre kabbalistique parmi les nations occidentales ne présente de plus profonds mystères naturels que les tentatives d’Ezra & Co et des collaborateurs de Moïse de Léon… mais ce qu’ils révélèrent couvre à peine le mal qu’on peut se donner en consacrant sa vie à les étudier. »

D’après Don Karr, « HPB pensait clairement que la kabbale était inférieure à ce qu’elle appelait notre système septénaire occidental ; selon elle, la kabbale avait subi des altérations et des modifications sectaires. »

Toutefois, l’intérêt pour le sujet restait vif chez des membres influents de la Société Théosophique de Londres : tournés vers l’ésotérisme occidental, ils s’introduisirent parmi les ramifications de la Société Hermétique de l’Ordre de l’Aube dorée. En 1887, un des futurs fondateurs de l’Ordre de l’Aube dorée, Samuel Liddel MacGregor Mathers, publia la première traduction en anglais du Zohar, laquelle comprenait l’Idra Zuta. La même année, William Wynn Westcott, un autre membre de la section londonienne de la Société Théosophique, membre fondateur de l’Ordre de l’Aube dorée, publia une traduction du Sefer Yetsirah. Cet intérêt des théosophes pour la kabbale poussa Ezekiel vers l’étude et la traduction. Dans sa préface au Shomer Emunim, il déclare :

« Voici dix ans, certains sont venus des Amériques et ils se prénommaient la Société Soufi… je les ai rencontrés et j’ai rejoint leur société il y a cinq ans. J’ai vu dans leurs écrits que leur mouvement se basait sur notre kabbale et j’ai voulu comprendre la sagesse de la kabbale et j’ai demandé à des gens de me guider à travers la connaissance de ces livres. »

Il poursuit : des non-juifs l’auraient pressé pour qu’il leur enseigne ce savoir, pour qu’il imprime des textes kabbalistiques, au profit de la communauté juive :

« Les membres de la Société Soufi qui s’installèrent à Bombay n’étaient pas juifs et je fus très étonné que des étrangers soient experts dans notre kabbale alors que nous-mêmes, le juifs, nous en sommes exclus. Ainsi donc, après de nombreuses nuits blanches, j’entrepris ces études et ce que j’ai appris, je compte le révéler à mes frères pour qu’ils puissent à leur tour entrer dans le savoir et cette traduction leur viendra en aide. »

Cette prédominance théosophique explique sans doute qu’il ait traduit le Sefer Yetsirah, ouvrage fréquemment cité parmi les kabbalistes chrétiens. Les conceptions kabbalistiques d’Ezekiel comptaient sans doute dans son étrange motivation à rééditer le Sermon de la Foi véritable, un texte que Scholem décrit comme un « dualisme gnostique qui inverse les valeurs » et dont le principal argument théologique est :

« Le Créateur n’est pas la Cause première, au contraire, il émane d’elle, la Cause première étant le Dieu d’Israël, qui seul doit être adoré… Je te révélerai la véritable foi… celle qui fut oubliée des nôtres, dont nul ne connut l’essence et la vérité pendant près d’un millénaire, un oubli qui nous égara, loin de la connaissance du divin, comme le sont les gentils. »

La perception théosophique qu’avait Ezekiel de la Kabbale se manifeste dans son article Le Kabbaliste de Jérusalem. Sarah, la voyante juive, y est décrite en possession de « pouvoirs transcendantaux, capable d’agir par des phénomènes physiques sur les liens de la matière. » Un de ces phénomènes, le « déplacement » d’un manuscrit de Jérusalem vers l’Inde, rappelle les tours de Blavatsky et ses communications avec les Maîtres secrets. Ezekiel affirme que le kabbaliste de Beth El détenait des pouvoirs psychiques ; de même, ses kabbalistes cachés de Tunis évoquent les Mahatmas de la Société Théosophique. À la fin de l’histoire, le kabbaliste de Jérusalem affirme d’ailleurs l’identité de la kabbale et de la théosophie :

« Il n’y a qu’un seul Dieu et une seule vérité, dit-il. Peu importe qui en est le professeur, il ne peut qu’enseigner la Doctrine Universelle. Les adeptes résident dans l’Himalaya, d’autres en Égypte, et ailleurs encore dans le monde. Dieu n’abandonne aucune famille, aucun enfant à leur ignorance et à leur faiblesse ; sinon, Il ne serait pas un père authentique. Toutes ces doctrines promulguées par la Société Théosophique sont identiques à celles de kabbalistes de notre race ; ce sont les mêmes règles de vie, le même but à atteindre. Le monde n’a jamais manqué de maîtres, il n’en manquera jamais. Dans la nuit la plus sombre de la superstition et de l’ignorance, au plus noir des conditions de vie dégradées, il y aura toujours un témoignage vivant de la vérité. »

Remarques pour conclure.

L’histoire d’A.D. Ezekiel et des « Soufis d’Amérique » illustre l’influence de la Société Théosophique et des l’occultisme moderne sur l’intérêt des Juifs pour la kabbale.

Je voudrais terminer par un aperçu de quelques juifs qui ont rejoint la Société Théosophique à la fin du dix-neuvième siècle et au début du vingtième siècle. En 1925, lors du congrès pour le jubilé de la Société Théosophique d’Adyar, une Association des Théosophes Hébreux fut fondée. Lors d’un appel aux membres de la Société, Gaston Polack de Bruxelles fut élu président de l’ATH et déclara que « l’association visait à guider vers la lumière toutes les richesses spirituelles de la religion israélite. » Entre 1926 et 1932, la section américaine de l’ATH publia un périodique Le Théosophe juif, sous la direction de Henry C. Samuels.

Vers la même époque, entre 1916 et 1937, une section irakienne de la Société Théosophique fut fondée à Basra par des Juifs qui avaient antérieurement résidé en Inde — on cite les noms du professeur Yaakov Salomon et de Kadourie Ani, dont le frère appartenait à la section théosophique de Bombay. En 1931, après des tensions communautaires, les juifs théosophes furent bannis par les autorités religieuses de Bagdad et de Basra où ils s’étaient séparés de leurs coreligionnaires pour établir leur propre synagogue, cimetière et lieux d’abattage (sochet). La Société Théosophique Juive de Basra demeura active au moins jusqu’en 1936, lorsque leur excommunication fut levée.

Tout comme A.D. Ezekiel, des théosophes juifs s’intéressèrent à la kabbale et au mysticisme. Leonard Bosman, un théosophe juif britannique, se consacra entièrement à la kabbale ; en 1913, il publia un opuscule intitulé Les Mystères de la Quabalah. Dans son autre livre, La Musique des Sphères ou l’harmonie cosmique, il affirmait l’identité de la kabbale et de la théosophie et suggérait que la source du Livre de Dzyan n’était autre que le Siphra Dezniuta :

« En vérité, la Doctrine Secrète des Juifs n’est autre que la Theos-Sophia et rien d’autre et il est donc parfaitement évident de réconcilier les deux enseignements qui proviennent d’Une seule et Même Source. L’enseignement intérieur du judaïsme est celui présenté dans la Doctrine Secrète, le titre même du Livre de Dzyan provient de l’œuvre qabbalistique prénommée le Livre de Dzyaniouta, similaire dans sa forme et dans son contenu. »

En 1928, Alexander Horne, membre de l’ATH, écrivit un discours intitulé Introduction au judaïsme ésotérique dans lequel il compare hassidisme et kabbale comme expressions d’un ésotérisme universel. Son intérêt pour la kabbale s’exprime au travers d’une série d’articles pour le Théosophiste et le Théosophiste Juif. Dans son article « La Vie et ses Formes » (1929), il préconise la création d’une théosophie juive, basée sur leur propre tradition mystique

« Que la Théosophie présentée aux Juifs soit une Théosophie juive, basée sur l’héritage le plus pur de notre histoire, puisé aux sources de notre tradition, imprégnée de notre symbolisme, formulée selon la pensée juive. Il y a bien assez dans la kabbale, dans la philosophie gnostique, essénienne et hassidique pour nous fournir les bases et l’inspiration d’une philosophie de vie intellectuellement acceptable. »

En 1932, à New York, alors qu’il donnait une conférence pour la section de l’ATH, Jennie Wilson rencontra le kabbaliste jérusalémite Hayim Leib Auerbach qu’il décrit comme le « doyen de l’Université kabbalistique de Jérusalem. » Le théosophe hébreu envoya un article sur ses impressions au rédacteur en chef de World Theosophy Magazine : « Sagesse primordiale en Palestine. »

« L’auteur eut la chance de rencontrer le célèbre rabbi Auerbach et de lui expliquer les idéaux et les buts de la Société Théosophique. Ce fut une découverte pour lui car il n’avait jamais entendu parler de cette société, mais dès que ses enseignements lui furent connus, son visage s’illumina : la réincarnation en particulier lui inspira cette réflexion : vous voulez parler du gilgoul ? »

En 1912, les Juifs qui intégrèrent la section allemande de la Société Théosophique, alors présidée par Rudolf Steiner, rejoignirent l’Anthroposophie qui, du coup, s’intéressa aussi à la kabbale. En 1913, A.W. Sellin publia un traité sur la philosophie et la spiritualité du Zohar, en se basant sur une conférence qu’il avait réalisée à l’occasion de l’Assemblée générale de la Société Anthroposophique de Berlin. Ernst Müller, un autre disciple de Steiner, membre de la fraternité étudiante sioniste de Prague, préparait alors une traduction d’extraits du Zohar en Allemand, ainsi que plusieurs traités sur la kabbale, y compris un en anglais sur l’histoire du mysticisme juif.

La Société Théosophique influença d’autres penseurs et historiens juifs. Ainsi, Naphtali Herz Imber, auteur de l’hymne sioniste ha-Tikvah, rapporte comment, en 1893, George Ayers, le président de la Société Théosophique de Boston, lui demanda de traduire le Zohar. Bien que critique sur la Société Théosophique et sur Mme Blavatsky, Imber recourut à des notions théosophiques dans ses études de la mystique juive et décrivit les hassidim comme des « théosophes juifs » et leurs rabbins comme des… Mahatmas ! Blavatsky n’ayant, selon lui, fait qu’emprunter cette notion aux Juifs.

Enfin, il faut remarquer que Gershom Scholem fut impressionné par les « intuitions fondées » d’Arthur Edward Waite, membre de l’Ordre de l’Aube dorée, qui s’intéressait aussi à la théosophie. Dans son édition de 1927 de la Bibliographia Kabbalistica, Scholem écrit que La Doctrine et la littérature de la kabbale et La Doctrine secrète d’Israël de Waite constituent « les deux meilleurs livres jamais écrits d’un point de vue théosophique. »

Bien que Scholem ait évacué la Société Théosophique comme une « pseudo-religion » et qu’il ait accusé Blavatsky de « détournement et d’altération de la kabbale », il écrivit dans une lettre à Joseph Weiss, datée de 1944 :

« Vous êtes beaucoup trop sévère avec Madame Blavatsky ; bien sûr, il est exagéré de dire que le sens de la kabbale est absent de la Doctrine secrète. Après tout, cette dame a mené une étude en profondeur de l’œuvre de Knorr von Rosenroth, en version anglaise, ainsi que de la Cabale juive d’Adolf Franck ; dès lors, elle en sait certainement plus sur le cabalisme que ceux que vous mentionnez… Je pense qu’il serait intéressant de mener une étude sur les notions kabbalistiques présentes dans les théories théosophiques. Naturellement, on y trouvera bien des pataquès et du charlatanisme, mais, au moins, chez Blavatsky, il y a quelque chose de plus. »


Commentaires