« Світ ловив мене та не спіймав »

 

Source : Histoire de la philosophie russe par Basile Zenkovsky, traduit du russe par Constantin Andronikov, éditions Gallimard, collection Bibliothèque des Histoires.

« Le monde voulait me capturer, mais il n’y est point parvenu » : épitaphe de Skovoroda.

Skovoroda méditait toujours davantage sur le problème de la réalité du mal. S’il pensait à l’origine que « les ténèbres nous ont été inspirées pour que nous soit révélée la lumière », cette doctrine de la conjonction mystérieuse du bien et du mal finit par se transformer en ceci : que l’incompatibilité aiguë entre le mal et le bien est un fait qui n’intéresse que le domaine empirique ; autrement dit, la frontière entre le mal et le bien s’efface au-delà de l’empirique. « Tu sais, écrit-il, ce qu’est le serpent. Sache aussi qu’il est Dieu. » Cette formule inattendue, si conforme à un enseignement gnostique, devient toute une théorie.

« Le serpent n’est nocif que lorsqu’il rampe, lorsqu’il reste dans la sphère empirique, sur cette terre. Nous rampons sur la terre, nous nous enfonçons dans l’injustice du monde, comme ses enfants, et le serpent rampe après nous. Mais si nous l’élevons, alors, apparaît sa vertu salutaire. » Ainsi, nous avons raison du mal en surmontant son côté empirique : « Si nous ne voyons jamais dans le serpent que la méchanceté et la chair, il ne cessera pas de nous mordre. » Et non seulement en ce sens que le mal nous pratique pour ainsi dire la voie du bien, mais encore qu’il y a entre eux une certaine identité. « Ces deux moitiés constituent une identité : le Seigneur a créé la mort et la vie, le bien et le mal, la pauvreté et la richesse et il les a fondus en un. »

En d’autres termes, la dualité du monde empirique ne dépasse pas l’empirie même ; mais afin que la « vertu salutaire » paraisse dans le mal, il faut se dégager du pouvoir de l’empirie, c’est-à-dire la surmonter spirituellement. C’est la voie de la transfiguration : « Efforce-toi pour que de ta terre mensongère jaillisse la vérité de Dieu » pour que l’aspect éternel se manifeste dans l’empirie ; en nous attachant à celui-ci, nous nous délivrerons du mensonge de celle-là et nous serons sur la voie de la transfiguration.

Le dualisme éthique est dépassé par la transfiguration du visible en l’invisible, du créé en le Divin. Skovoroda possédait une sorte d’optimisme mystique, il était tourné vers la lumière cachée du monde et il s’efforçait de la voir dans les ténèbres.

Pour conclure l’exposé de sa morale, indiquons encore que Skovoroda tenait pour mesquin et insignifiant ce dix-huitième siècle, tourné tout entier vers l’empirie historique. L’idée du progrès et de l’égalité extérieur lui sont étrangères et souvent, il ironise sur le sujet : « Nous avons mesuré la terre, la mer, l’air et les cieux. Nous avons dérangé le sein de la terre pour des métaux, nous avons découvert des mondes innombrables, nous construisons d’incompréhensibles machines… Chaque jour, ce sont de nouvelles expériences et de mirifiques inventions. Que ne savons-nous, que ne pouvons-nous pas. Mais le malheur, c’est qu’au demeurant, quelque chose de grand nous manque. »

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