Source : Histoire de la philosophie russe
par Basile Zenkovsky, traduit du russe par Constantin Andronikov,
éditions Gallimard, collection Bibliothèque des Histoires.
Sakouline établit trois périodes dans l’évolution du
mysticisme en Russie : « l’époque de Catherine II est le règne de la
philanthropie ; le temps d’Alexandre, celui de la contemplation
religieuse ; dans les années trente, apparaît un élément social. » Ce
schéma est assez heureux, mais il n’est exact que dans la mesure où il indique
ce qui dominait aux différentes époques ; il est certain que ces trois
facteurs étaient toujours présents, mais que leur proportion variait.
Au commencement des années trente, Odoïevski se plonge
dans l’étude des auteurs mystiques : Arndt, Eckartshausen, Saint-Martin,
Pordage, Baader ; il lit également Ballanche et les Pères de l’Eglise,
tout au moins les fragments de la Philocalie ; il est surtout attiré par
des mystiques tels que Siméon le Nouveau Théologien et Grégoire le Sinaïte. Les
nouvelles idées qui mûrissent en lui forment la substance des articles
intitulés Remarques psychologiques et du livre Les Nuits russes. Essentiels
aussi pour cette période sont les notes et documents inédits dont Sakouline
cite des fragments.
Odoïevski est surtout accaparé par la philosophie de
l’homme et de l’histoire. Pour lui, Schelling reste le fondement ou plutôt la
semence d’où germe une plante nouvelle, nourrie d’autres sucs. Son point de départ,
c’est que « trois éléments fondamentaux sont confondus chez l’homme :
celui de la foi, celui de la connaissance et celui du sentiment
esthétique. » Par conséquent, à la base de la philosophie, il faut placer
non seulement la science, mais aussi la religion et l’art. La culture consiste
précisément dans leur intégrité tandis que leur évolution constitue le sens de
l’histoire.
Dans cette position du problème, la première place est réservée à l’homme dans lequel les trois domaines trouvent leur unité. Or, dans son anthropologie, Odoïevski suit avant tout la théorie chrétienne du péché originel ; théorie qui avait pris une vigueur nouvelle dans les écrits mystiques grâce à Saint-Martin, lequel considérait comme fondamentale cette idée oubliée de « l’infirmité » de la nature humaine. Tous les mystiques laïques russes du dix-huitième et du commencement du dix-neuvième siècle (Labzine ou Spéranski) mettaient au premier plan le péché originel qui entre par l’homme dans la nature entière.
Odoïevski rappelle cette notion avec
insistance : il rappelle l’indication de Saint-Paul (Rom, VIII, 19) :
à savoir, que le Création entière gémit avec l’homme dans son attente ;
aussi souligne-t-il particulièrement que « l’idée de Rousseau, que la
nature de l’homme serait belle par elle-même est en partie incomplète et en
partie erronée. » « L’homme est appelé à secourir les forces épuisées
de la nature » mais, en même temps, à cause du péché, lui-même est soumis
à celles-ci « et c’est la source de la faiblesse et du mal en lui.
« Dans l’âme de l’homme, en tant que parcelle de
la divinité, il n’y a pas de mal, et il n’y en aurait pas si l’homme n’était
pas contraint de puiser dans la nature les moyens de son existence. »
Autrement dit : la dépendance naturelle dans laquelle l’homme est tombé
après la Chute est la cause de sa corruption ultérieure. « Les louanges
incessantes adressées à la nature, que les Anglais affectionnent tant,
étouffent chez l’homme l’idée que la nature est tombée avec lui. »
Cependant, « l’être de la nature dépend de la volonté de l’homme. Si
celui-ci renonce à sa vocation, à sa position de maître de la nature, les
forces physiques grossières, à présent à peine contenues, rejetteront leurs
liens… et la nature aura de plus en plus raison de l’homme. »
Continuant à méditer sur ce thème et observant que des
cristaux de sels des déposent dans certaines maladies, Odoïevski pose la
question : « l’organisme corporel n’est-il qu’une forme de maladie de
l’esprit ? » En outre, si par la connaissance, l’homme se libère graduellement
de l’état consécutif au péché originel, « par l’évolution esthétique, la
vie future est préfigurée symboliquement et prophétiquement… laquelle procurera
l’intégrité qu’avait Adam avant la Chute. » Par cette dernière thèse, qui
se rapproche des intuitions géniales de Schiller, qui attribuait au domaine
esthétique une vertu de restauration, Odoïevski exprime pour la première fois
dans la philosophie russe l’idée si répandue plus tard de
« l’intégrité » chez l’homme, but idéal du travail intérieur.
Sa théorie anthropologique où il approfondit surtout les conceptions de Saint-Martin doit être reliée avec ses thèses sur la nature contenues dans les traités dont Sakouline a publié des extraits. Comme l’indique Odoïevski lui-même, il s’y inspirait de Pordage, mais nous y percevons aussi des réminiscences schellingiennes. Caractéristique est l’affirmation du symbolisme de la nature, loi de la « répercussion », réciproque des phénomènes. « Dans la nature, tout est métaphore réciproque. » Sur ce point, de même que dans la théorie de l’idée-mère, fondement de tous les fondements, Odoïevski rappelle la métaphysique de Goethe.
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