Source : Les Foudres de Nietzsche et l’aveuglement des disciples, par Jacques Bouveresse, suivi d’une postface de Jean-Jacques Rosat, éditions Hors d’atteinte, collection Faits et idées.
Le danger du despotisme démocratique avait déjà été
pris en considération dans un passage fameux et souvent cité de De la
démocratie en Amérique :
« Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le
despotisme pourrait se produire dans le monde : je vois une foule
innombrable d’hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes
pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils remplissent leur
âme… Au-dessus de ceux-là, s’élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se
charge seul d’assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il
ressemblerait à la puissance paternelle, si, comme elle, il avait pour objet de
préparer l’âge viril, mais il ne cherche, au contraire, qu’à les fixer
irrévocablement dans l’enfance… C’est ainsi que tous les jours, il renferme
l’action de la volonté dans un plus petit espace, et dérobe peu à peu à chaque
citoyen jusqu’à l’usage de lui-même. L’égalité a préparé les hommes à toutes
ces choses : elle les a disposés à les souffrir et souvent même à les regarder
comme un bienfait. »
Quand il revient, une bonne vingtaine d’années plus
tard, dans L’Ancien Régime et la Révolution, sur la question que pose
« cette forme particulière de la tyrannie qu’on nomme le despotisme
démocratique, dont le Moyen Âge n’avait pas eu l’idée », Tocqueville
s’exprime d’une façon qui n’a pas beaucoup changé : « Plus de hiérarchie
dans la société, plus de classes marquées, plus de rangs fixes ; un peuple
composé d’individus presque semblables et entièrement égaux, mais
soigneusement privée de toues les facultés qui pourraient lui permettre de
diriger et même de surveiller elle-même son gouvernement. Au-dessus d’elle un
mandataire unique, chargé de tout faire en son nom, sans la consulter. »
Ce que décrit ici Tocqueville peut être mis en relation
tout à fait directe avec ce que Nietzsche dénonce comme la tyrannie de la
moyenne et, par conséquent, de la médiocrité, mais il y a en même temps, une
différence essentielle. Le premier déplore que la liberté individuelle soit de
moins en moins réelle et ai de moins en moins l’occasion de l’exercer, parce
qu’il est convaincu que la liberté est un droit qui doit être garanti à tout le
monde et exercé effectivement par tout le monde. Mais le second ne pense rien
de tel. Pour lui, comme on l’a vu, ce qui est déplorable dans le despotisme
dont il est question en l’occurrence n’est pas que ce soit un despotisme, mais
uniquement que ce soit celui de la moyenne.
Son inacceptabilité résulte de la menace qu’il représente pour les droits spéciaux qui doivent être reconnus aux individus exceptionnels. Les contraintes et les restrictions qui peuvent être imposées apparemment à la liberté des individus ordinaires n’ont pas à être prises en considération, puisque le propre de la moyenne est d’accepter sans résistance et sans souffrance la norme régnante qui est la sienne et qu’elle a l’impression d’avoir déterminée elle-même. Qu’il puisse exister des individus auxquels il est indispensable de reconnaître le droit de la transgresser, et notamment des individus ayant le droit de se gouverner et de la gouverner en fonction d’autres règles et d’autres principes que les siens, est ce qu’elle ne peut pas tolérer.
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