Sitra Atra

 

Source : Symboles de la Science sacrée, par René Guénon, éditions Gallimard, collection Tradition.

Nous avons déjà parlé en diverses occasions de l’Arbre du Monde et de son symbolisme axial, sans revenir ici sur ce que nous en avons dit alors, nous y ajouterons quelques remarques portant sur certains points plus particuliers de ce symbolisme, et notamment sur les cas où l’arbre apparaît comme inversé, c’est-à-dire comme ayant les racines en haut et les branches en bas, question à laquelle Ananda K. Coomaraswamy a consacré une étude spéciale, The Inverted Tree.

Il est facile de comprendre que, s’il en est ainsi, c’est avant tout parce que les racines représentent le déploiement de la manifestation ; mais à cette explication générale, il y a lieu d’ajouter certaines considérations d’un caractère plus complexe, reposant d’ailleurs toujours sur l’application du « sens inverse » de l’analogie auquel cette position renversée de l’arbre se réfère manifestement.

À cet égard, nous avons déjà indiqué que c’est précisément sur le symbole proprement dit de l’analogie, c’est-à-dire sur la figure des six rayons dont les extrémités sont groupées en deux ternaires inverses l’un de l’autre, que se construit le schéma de l’arbre à trois branches et à trois racines, schéma qui peut d’ailleurs être envisagé dans les deux sens opposés, ce qui montre que les deux positions correspondantes de l’arbre doivent se rapporter à deux points de vue différents, et complémentaires, suivant qu’on le regarde en quelque sorte de bas en haut ou de haut en bas, c’est-à-dire en somme suivant qu’on se place au point de vue de la manifestation ou à celui du principe.

À l’appui de cette considération, A.K. Coomaraswamy cite les deux arbres inversés décrits par Dante comme étant proches du sommet de la « montagne » donc immédiatement au-dessous du plan où est situé le Paradis terrestre, tandis que, lorsque celui-ci est atteint, les arbres apparaissent redressés dans leur position normale ; et ainsi ces arbres, qui semblent bien n’être qu’en réalité que des aspects différents de « l’Arbre unique » sont inversés seulement au-dessous du point où a lieu la rectification et la régénération de l’homme. Il importe de remarquer que, quoique le Paradis terrestre, soit encore effectivement une partie du « cosmos », sa position est virtuellement « supra-cosmique » ; on pourrait dire qu’il représente le « sommet de l’être contingent » (bhavâgra) de sorte que son plan s’identifie avec la « surface des Eaux », c’est-à-dire le domaine principal ou « supra-cosmique », se reflète en sens inverse, dans ce qui est en bas, ou est au-dessous de cette même surface, c’est-à-dire dans le domaine cosmique ; en d’autres termes, tout ce qui est au-dessus du « plan de réflexion » est droit et tout ce qui est au-dessous est inversé.

Donc, si l’on suppose que l’arbre s’élève au-dessus des Eaux, ce que nous voyons tant que nous sommes dans le cosmos est son image inversée, avec les racines en haut et les branches en bas ; au contraire, si nous nous plaçons nous-mêmes au-dessus des Eaux, nous ne voyons plus cette image, qui maintenant est, pour ainsi dire, sous nos pieds, mais bien sa source, c’est-à-dire l’arbre réel qui, naturellement, se présente à nous dans sa position droite ; l’arbre est toujours le même, mais c’est notre situation par rapport à lui qui a changé et aussi, par conséquent, le point de vue auquel nous l’envisageons.

Ceci est encore confirmé par le fait que, dans certains textes traditionnels hindous, il est question de deux arbres, l’un « cosmique » et l’autre, « supra-cosmique » ; comme ces deux arbres sont naturellement superposés, l’un peut être considéré comme le reflet de l’autre, et, en même temps, leurs troncs sont en continuité, de sorte qu’ils sont comme deux parties d’un tronc unique, ce qui correspond à la doctrine « d’une essence et deux natures » en Brahma. Dans la tradition avestique, on en retrouve l’équivalent avec les deux arbres Haoma, le blanc et le jaune, l’un céleste ou plutôt paradisiaque, puisqu’il croît au sommet de la montagne Alborj, et l’autre, terrestre ; le second apparaît comme un « substitut » du premier, pour l’humanité éloignée du séjour « primordial », comme la vision indirecte de l’image est un « substitut » de la vision directe de la réalité.

Le Zohar parle aussi de deux arbres, l’un supérieur et l’autre inférieur ; dans quelques figurations, notamment sur un sceau assyrien, on distingue clairement deux arbres superposés.

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