Source : Symboles de la Science sacrée, par René Guénon, éditions Gallimard, collection Tradition.
Une des représentations du symbole de la « porte
étroite » est le « trou de l’aiguille » qui est notamment bien
mentionné avec cette signification, en Matthieu XIX, 24. L’expression anglaise
« needle’s eye », littéralement « l’œil de
l’aiguille », est particulièrement significative à cet égard, car elle
relie plus directement ce symbole à quelques-uns de ses équivalents, comme
l’œil du dôme dans le symbolisme architectural : ce sont là des
figurations diverses de la « porte solaire », qui elle-même est aussi
désignée comme « l’Œil du monde. » On remarquera aussi que
l’aiguille, quand elle est placée verticalement, peut être prise comme une
figure de l’Axe du Monde ; et alors, l’extrémité perforée étant en haut,
il y a une exacte coïncidence entre cette position de « l’œil » de
l’aiguille et celle de « l’œil » du dôme.
Ce même symbole a encore d’autres connexions
intéressantes qui ont été signalées par Ananda K. Coomaraswamy : dans un Jâtaka
où il est question d’une aiguille miraculeuse, qui d’ailleurs, est en réalité
identique au vajara, le trou de l’aiguille est désigné en pâli par le
mot pâsa. Ce mot est le même que le sanscrit pâsha qui a
originairement le sens de « nœud » ou de « boucle » ;
ceci paraît tout d’abord invoquer, comme l’a remarqué Coomaraswamy, que, à une
époque très ancienne, les aiguilles étaient, non perforées comme elles l’ont
été plus tard, mais simplement recourbées à l’une de leurs extrémités, de façon
à former une sorte de boucle dans laquelle on passait le fil ; mais ce
qu’il y a de plus important à considérer pour nus, c’est le rapport qui existe
entre cette explication du mot pâsha au trou de l’aiguille et ses autres
significations habituelles, qui d’ailleurs sont également dérivées de l’idée
première de « nœud. »
Le pâsha, en effet, est le plus souvent, dans le
symbolisme hindou, un nœud coulant, ou un « lasso » servant à prendre
les animaux à la chasse ; sous cette forme, il est un des principaux
emblèmes de Mrityu ou de Yama, et aussi de Varuna ; et les
« animaux » qu’ils prennent au moyen de ce pâsha, ce sont en
réalité tous les êtres vivants (pashu) De là aussi le sens de
« lien » : l’animal, dès qu’il est pris, se trouve lié par le
nœud coulant qui se resserre sur lui ; de même, l’être vivant est lié par
les conditions limitatives qui le retiennent dans son état particulier
d’existence manifestée.
Pour sortir de cet état de pashu, il faut que
l’être s’affranchisse de ces conditions, c’est-à-dire, en termes symboliques,
qu’il échappe au pâsha, ou qu’il passe à travers le nœud coulant sans
que celui-ci se resserre sur lui ; c’est encore la même chose que de dire
que cet être passe par les mâchoires de la Mort, sans qu’elle se referment sur
lui.
La boucle du pâsha est donc bien, comme le dit
Coomaraswamy, un autre aspect de la « porte étroite », exactement
comme « l’effilage de l’aiguille » représente le passage de cette
même « porte solaire » dans le symbolisme de la broderie ; nous
ajouterons que le fil passant par le trou de l’aiguille a aussi pour équivalent
dans un autre symbolisme, celui du tir à l’arc, la flèche perçant la cible en
son centre ; et celui-ci est d’ailleurs désigné proprement comme le
« but », terme qui est encore très significatif sous le même rapport,
puisque le passage dont il s’agit, et par lequel s’effectue « la sortie du
cosmos », est aussi le but que l’être doit atteindre pour être finalement
« délivré » des liens de l’existence manifestée.
Cette dernière remarque nous amène à préciser, avec
Coomaraswamy, que c’est seulement en ce qui concerne la « dernière
mort », celle qui précède immédiatement la « délivrance », et
après laquelle il n’y a pas de retour à un état conditionné, que
« l’enfilage de l’aiguille » représente véritablement le passage par
la « porte solaire », puisque dans tout autre cas, il ne peut pas
encore être question d’une « sortie du cosmos. »
Cependant, on peut aussi analogiquement et en un sens
relatif, parler de « passer par le trou de l’aiguille », ou
« d’échapper au pâsha », pour désigner tout passage d’un état
à un autre, un tel passage étant toujours une mort par rapport à l’état
antécédent, en même temps qu’il est une « naissance » par rapport à
l’état conséquent, ainsi que nous l’avons déjà expliqué en maintes occasions.
Il y a encore un autre aspect important du symbolisme
du pâsha dont nous n’avons pas parlé jusqu’ici : c’est celui sous
lequel il se rapporte plus particulièrement au « nœud vital », et il
nous reste à montrer comment ceci encore se rattache strictement au même ordre
de considérations. En effet, le « nœud vital » représente le lieu qui
tient rassemblés entre eux les différents éléments constitutifs de
l’individualité ; c’est donc lui qui maintient l’être dans sa condition de
pashu, puisque, lorsque ce lien se défait ou se brise, la désagrégation
de ces éléments s’ensuit, et cette désagrégation est proprement la mort de
l’individualité, entraînant le passage de l’être à un autre état.
En transposant ceci par rapport à la
« délivrance » finale, on peut dire que, quand l’être parvient à
passer à travers la boucle du pâsha sans qu’elle se resserre et le
reprenne de nouveau, c’est comme si cette boucle s’était dénouée pour lui, et
cela d’une manière définitive ; ce ne sont là, en somme que deux manières
différentes d’exprimer la même chose. Nous n’insisterons pas davantage ici sur
cette question du « nœud vital » qui pourrait nous amener à beaucoup
d’autres développements.
Nous avons indiqué autrefois comment, dans le symbolisme architectural, il a sa correspondance dans le « point sensible » d’un édifice, celui-ci étant l’image d’un être vivant aussi bien que d’un monde, suivant qu’on l’envisage au point de vue « microcosmique » ou au point de vue « macrocosmique » ; mais, précisément, ce que nous venons de dire suffit pour montrer que la « solution » de ce nœud, qui est aussi le « nœud gordien » de la légende grecque, est encore, au fond, un équivalent du passage de l’être à travers la « porte solaire. »
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