Source : La Puissance et la Foi, essais de théologie politique, par Alain de Benoist, éditions Pierre-Guillaume de Roux.
La gauche ne croit
pas au péché originel, la droite ne croit pas à la Rédemption — André Frossard.
Comme Hegel l’avait
remarqué, il n’existe pas de doctrine juive du péché originel, ce qui montre
que les rabbins n’ont pas lu l’histoire d’Adam et Ève comme l’ont fait les
chrétiens. Dans le judaïsme, le péché originel ne joue en effet pratiquement
aucun rôle, sauf dans le récit de l’Alliance avec Israël au Sinaï, où Yahvé se
révèle comme « un Dieu jaloux qui punit la faute des pères sur les
enfants, les petits-enfants et les arrière-petits-enfants, jusqu’à la troisième
et la quatrième génération. » (Ex 20, 5)
Mais cette
conception archaïque, liée à une société de type patriarcal, a vite été
abandonnée au profit d’un principe d’individualisation des peines, puisqu’on
lit aussi dans la Torah : « Les pères ne seront jamais mis à mort
pour les fils, ni les fils pour les pères. Chacun sera mis à mort pour son
propre crime. » (Dt 26, 16) C’est aussi ce que dit le Livre de
Jérémie : « En ces jours-là, on ne dira plus : les pères ont
mangé des raisins verts, et les dents de leurs enfants en ont été agacées, mais
chacun ne mourra que pour sa propre faute [pour sa propre iniquité] (Jr 31,
29-30) De même, dans le Livre d’Ézéchiel : « Celui qui a péché, c’est
lui qui mourra ! Un fils ne portera pas la faute de son père ni un père la
faute de son fils. » (Ez 18, 20)
En matière de faute
ou de péché, la tradition juive ne privilégie pas la désobéissance d’Adam et
Ève, mais l’adoration du Veau d’or au temps du désert, ce qui montre que, du
point de vue du judaïsme, l’idolâtrie est la faute qui l’emporte sur toutes les
autres. Le péché (hett ou hattat, « erreur ») se définit par ailleurs
avant tout comme une dette. La tradition juive se contente de parler de
« penchant mauvais » (yéçer ha-ra) existant dans le cœur de l’homme.
Cette expression se trouve à plusieurs reprises dans le texte de la Torah, cf.
par exemple Gen 8, 21, mais sans que la cause de ce mauvais penchant soit
jamais identifiée.
En outre, dans le
judaïsme, ce penchant est présent dès la Création ; il n’est jamais référé
à Adam ou à un quelconque « premier péché. » Le Livre de la Sagesse,
d’ailleurs, minimise la faute d’Adam : « Dieu a créé l’homme
incorruptible, il en a fait une image de sa propre nature, c’est par l’envie du
Diable que la mort est entrée dans le monde. » (Sg 2, 24) « Cette
interprétation n’a pas satisfait les Pères de l’Église, note Jean-Michel
Maldamé ; En effet, la doctrine des deux penchants signifie que le mal est
dans l’homme en vertu de la Création. C’est pour récuser cette interprétation
qui, d’une certaine manière, renvoie la responsabilité du mal au Créateur, que
la théologie chrétienne a développé une autre considération sur le péché et
introduit la notion de péché originel. »
En fait, dans le
judaïsme, la présence du mal s’explique d’abord par la façon dont s’est
effectuée la création du monde. Au commencement, dit la Genèse, il y avait
tohu-bohu, c’est-à-dire chaos. Or, l’œuvre divine n’a pas entièrement résorbé
le chaos, qui reste présent dans la texture du monde. Pourquoi ? Parce que
Dieu a intentionnellement délégué à l’homme le soin de réparer le monde (tikkun
olam) c’est-à-dire de parachever la Création par le perfectionnement moral
et spirituel. C’est donc à l’homme de réduire l’écart entre le projet de la
Création et sa réalisation. L’homme commet un péché chaque fois qu’il permet à
cet écart de s’accroître, mais ce « péché » est d’une nature très
différente de celle que l’on trouve dans le christianisme.
Au jardin d’Éden,
la tentation par le Serpent est une manifestation de désordre, et le péché
originel est seulement l’archétype de toute faute. Dans la tradition
talmudique, il est dit aussi que la faute d’Ève n’a poursuivi l’humanité que
jusqu’au moment où Moïse a reçu la Torah au mont Sinaï, ce qui a eu pour effet
de briser l’impureté (Yeyamoth, 103b ; Avodah Zarah, 22) Ce qui
signifie qu’observer les préceptes de la Torah, pour lui permettre de
s’accomplir, est la meilleure façon d’agir pour que le péché s’efface. La faute
d’Adam n’est donc pas héréditaire.
Les Évangiles, ce qui est plus remarquable encore, ne disent pas non plus le moindre mot sur le péché originel. La prédication de Jésus est tournée vers le futur, non vers le passé. Jésus annonce la fin des temps et l’avènement du Royaume, qu’il croit proche. Ni dans sa bouche, ni dans celle de ses premiers disciples, on ne trouve la moindre allusion au jardin d’Éden.
Commentaires
Enregistrer un commentaire