Source : La Sensation de déjà vu par Rémo Bodéi, éditions du Seuil, collection La Librairie du vingt-et-unième siècle.
Alors qu’en rêvant, on prend l’hallucination pour la
réalité, dans le déjà vu, on devient victime d’un « rêve
renversé » : alors qu’en rêvant on prend l’hallucination pour la
réalité, dans ce dernier, on prend au contraire la réalité pour une
hallucination, pour quelque chose que nous avons du mal à croire tout en
l’ayant indubitablement sous nos yeux. L’apparition d’une absurdité évidente ou
d’une évidence absurde leur est cependant commune.
Pendant le bref déroulement des séquences du déjà vu,
il semble parfois que nous soyons même capables de prédire ce qui va arriver,
comme si nous connaissions le futur immédiat et savions ce que nous ignorons
encore. Ou comme si nous assistons à un spectacle déjà vu, dont nous anticipons
la scène suivante.
Aussi, au moment où une part de nous-mêmes se rend
compte que le temps chronologique continue à s’écouler inexorablement, pour
l’autre, ce qui a été, ce qui est et ce qui sera semblent au contraire avancer
parallèlement. Leur succession habituelle apparaît momentanément suspendue,
transformée en une étrange coexistence : les différences entre les trois
dimensions du temps se bloquent donc et l’on croit, pour un instant, à une
homogénéité spontanée, bien qu’improbable de « l’avant », du
« maintenant », et de « l’ensuite », et à la réversibilité
du temps qui en résulte.
Sommes-nous devant un trompe-l’œil temporel, devant la
reconnaissance illusoire et fausse d’une situation par la mémoire, devant un
déraisonnable « souvenir du présent » ou ne partageons-nous pas,
plutôt, l’exceptionnelle et mystérieuse révélation d’un temps autre, suspendu
de manière ambigüe dans son vol et indifférent au rythme habituel des flux de
conscience ? La coïncidence complète et immédiate entre le souvenir
impossible à situer et la perception actuelle semble parler en faveur de cette
dernière hypothèse. Mais c’est précisément cette identification foudroyante qui
nous frappe de stupeur, bien qu’à divers degrés d’intensité, et c’est l’effort
pour venir à bout de cette anomalie qui provoque dans la conscience un léger
vertige, à laquelle elle réagit en secrétant souvent un sentiment d’étrangeté.
C’est comme si le moi, se regardant de l’extérieur, se comportait de façon pendulaire, tantôt percevant, tantôt se souvenant, tantôt en observateur et tantôt en observé, et qu’il faisait donc alterner l’identité et l’altérité avec lui-même. Chacun reconnaît et méconnaît alors, simultanément, le soi-même connu et un autre soi-même, ressemblant à quelqu’un qui a déjà vécu le passé à sa place et qui vient maintenant usurper son présent. L’observateur étonné voit ainsi vivre avec malaise ou détachement un quasi-étranger qui se comporte de façon répétitive et prévisible, à l’image d’un automate.
Commentaires
Enregistrer un commentaire