Source : Le Mythe de l’Androgyne par Jean Libis, éditions Berg International, collection L’Île verte.
Schopenhauer ramène l’état amoureux à une ruse de la
Nature, laquelle se sert de l’individu pour subvenir à ses fins qui est,
foncièrement, la conservation de l’espèce. Par un processus qui dépasse
largement et sa volonté et ce qu’il croit son « bon goût »,
l’individu se trouve manœuvré et assujetti au banal mécanisme
procréateur : dans toutes les conduites amoureuses, c’est l’aveugle
vouloir-vivre qui sous-tend le jeu du désir à l’insu même des appréciations
particulières. S’il est une illusion radicale que Schopenhauer répudie, ce
n’est pas celle selon laquelle l’amoureux choisirait « librement »
l’objet de sa passion, car de toute façon la passion amoureuse se pense
volontiers elle-même en termes de fatalité, mais celle selon laquelle il serait
responsable par ses mérites de l’heureuse issue de son choix.
Quant à Don Juan qui trouble le jeu de l’amour parce
qu’il superpose à l’inclination spontanée le processus forcé de la conquête, il
n’est, malgré ses grands airs de cyniques stratège qu’un géniteur potentiel qui
s’ignore. Au demeurant, les amants ont parfois l’intuition d’être bernés dans
leurs individualités. S’ils utilisent souvent le langage sublimé de la
« transcendance » c’est précisément qu’ils ont confusément conscience
d’être subordonnés à une instance qui les dépasse. De même, l’auteur explique
par là la folle intensité, généralement suicidaire que revêt la passion si elle
n’atteint pas son but, à savoir, dans la logique même de cette
« métaphysique », la satisfaction sexuelle.
Curieusement d’ailleurs, Schopenhauer réintroduit en
subreptice une sorte de mythe androgynique déformé : selon lui, en effet,
la passion est fonction du degré de perfection de l’individu qui sera conçu,
procréé, en elle et par elle, et ceci implique qu’à un homme déterminé
correspond une compagne privilégiée et vice versa ; c’est une question de
congruence adéquate des deux natures individuelles concernées :
« comme il n’y a pas deux individus tout à fait semblables, c’est une
femme déterminée qui doit correspondre le plus parfaitement à chaque homme
déterminé, toujours en vue de l’être à procréer. L’amour véritablement
passionné est aussi rare que le hasard de leur rencontre. » Mais cette
androgynie est truquée en quelque sorte, puisque loin de se suffire à elle-même
et de reconstituer en elle-même une véritable unité, elle n’a de sens et de
finalité que dans le nouvel être qu’elle jette sans le savoir dans les griffes
du vouloir-vivre et dans la tyrannie du désir qui lui correspond. L’androgyne
s’abîme ici dans le cycle de la reproduction.
Dans tout ceci, il y a cependant encore un autre niveau
d’illusion, sans doute le plus subtil et le plus mystificateur. Schopenhauer
note que la Nature est si bien adaptée à ses fins qu’en « utilisant »
l’individu à son insu, elle le fascine par l’attrait aigu de la jouissance
sexuelle. Ici, l’auteur étaye son assertion en puisant dans le spectacle du
monde : il est patent, dit-il, que les hommes se donnent un mal fou pour
parvenir aux plaisirs de l’amour. Or, qu’en est-il exactement ? On ne peut
qu’être frappé, toujours selon l’auteur, par l’observation d’une déception et
même d’une tristesse post-coïtale : ce serait là une preuve que l’individu
ressent intuitivement le fait qu’il est leurré dans une opération dont
l’essence est de ne profiter qu’à l’espèce.
Il est sans doute possible de ne pas suivre Schopenhauer à la lettre dans le point culminant de cette analyse : l’argument évoqué ci-dessus peut sembler bien subjectif, voire pathologique. Néanmoins, on ne peut que constater la disproportion qui existe entre les formidables investissements énergétiques que les hommes consacrent à leurs activités amoureuses et l’espèce de précarité qui semble effectivement attachée à la réalité du plaisir sexuel.
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