Tsimtsoum

 

Transmis par Academia.edu. Théodicée, Saint Augustin et creatio ex nihilo par Gary Stilwell, Academia Letters, traduction de l’anglais par Ènocint catwace, no copyright infringement intended.

« Au commencement lorsque Dieu créa le ciel et la terre, la terre était informe et vide ; il y avait des ténèbres à la surface de l’abîme et l’esprit de Dieu se mouvait au-dessus des eaux. Dieu dit : Que la lumière soit et la lumière fut. » (Genèse 1 :1-3)

Dans la Genèse, il n’y a aucune indication que Dieu ait créé le ciel et la terre hors de « rien. » Lorsque le rédacteur de la Genèse écrivit ces lignes, la notion de création était celle d’un ordonnancement du chaos originel et des ténèbres. Si la Genèse n’impliquait pas pour son auteur une creatio ex nihilo, alors, quand ce concept émerge-t-il ? Plus important encore : pourquoi l’interprétation d’une création à partir de rien ou de quelque chose qui préexisterait importerait-elle pour les générations ultérieures ? Au cinquième siècle après Jésus-Christ, l’interprétation ex nihilo avait une importance considérable pour Saint Augustin mais comment en vint-il à cette idée et pourquoi comptait-elle autant à ses yeux ?

Contexte juif tardif.

La première indication a priori d’une création ex nihilo remonte au deuxième siècle avant Jésus-Christ, dans 2. Macchabées 7-28 : « Je t’en conjure, mon enfant, regarde le ciel et la terre, vois tout ce qu’ils contiennent, et sache que Dieu les a créés à partir de rien, et que la race des hommes est arrivée ainsi à l’existence. » Ce verset fut-il pour autant à l’origine du concept ? Peut-être pas. Le Livre de Sagesse de Salomon (11 :17), premier siècle avant Jésus-Christ, mentionne le point de vue radicalement opposé : « Certes, elle n’était pas embarrassée, ta main toute-puissante, elle qui a créé le monde à partir d’une matière informe. » Aucun de ces deux livres ne figure dans la Bible hébraïque.

Si les sources se contredisent, laquelle choisir ?

La dette platonicienne. 

Pour savoir d’où Saint Augustin tenait sa conception de la création, il faut nous rappeler que le christianisme du cinquième siècle puisait abondamment à une tradition plus ancienne, celle du platonisme du quatrième siècle avant Jésus-Christ. Platon avait lui-même hérité de représentations de ses prédécesseurs — Héraclite : rien ne peut être connu ; Parménide : il n’y a rien à connaître ; Anaxagore : L’esprit ordonne la matière — prédécesseurs dont il avait tiré une synthèse cosmogonique qui culminait dans le Timée : « Pour ce qui est du cosmos nous devons nous demander s’il a toujours existé, sans aucun commencement ou s’il est venu à l’être à partir d’un quelconque moment initial. La réponse est qu’il est venu à l’être. » Platon rompt avec la philosophie grecque en général : selon lui, le monde n’est pas éternel, ce qui s’accorde avec la Genèse.

De même, la conception platonicienne du mal anticipe Augustin : selon Platon, le mal n’est pas une substance, mais un accident de la matière, une interprétation déterminante dans la réfutation ultérieure du manichéisme par Saint Augustin. De nombreuses sources indiquent une forme de croyance en une préexistence de la matière, y compris chez Philon, Justin et Clément d’Alexandrie.

Pour le Platonisme moyen, les principes essentiels sont : Dieu, les Idées, la Matière, mais pas la creatio ex nihilo. Ainsi, Justin de Naplouse (circa 95-165) pensait que le monde avait créé le monde à partir d’une matière primordiale, comme le prouve sa Première Apologie : « Et il nous fut appris qu’au commencement, dans Sa grande bonté, pour le bien des hommes, Il créa toute chose à partir d’une matière informe. »

Bien qu’il fût un disciple de Justin, Tatian le Syrien (mort en 172) niait la préexistence de la matière ; dans son Oracle aux Grecs, il condamne les vues de Platon sur la Création : « La matière n’est pas sans commencement comme Dieu, mais ne pas avoir de commencement n’en fait pas son égal ; elle fut produite et amenée à l’être par nul autre, par le seul Créateur, l’auteur de tout ce qui est. »

Pour certains Pères de l’Église, comme Irénée (circa 120-202), Dieu aurait tiré le monde de sa propre substance : « Il a créé toutes les choses dont Il parle tout comme Il a dit : faisons l’homme à notre image et à notre ressemblance ; il a pris de Lui-même la substance des créatures. » Les Pères ultérieurs, y compris Saint-Augustin, rejetteront cette affirmation. En fait, pour ce dernier, soucieux de réfuter le manichéisme, les choses ne pouvaient être de la même substance que celle de Dieu. Le Créateur n’était pas corruptible, mais bien les choses qu’il avait créées, parce qu’elles étaient d’une autre nature ; cet argument sera essentiel contre la conception manichéenne du mal.

Tertullien (mort vers 220) présente une conception plus développée que celle d’Irénée. Selon lui, Dieu ne créa pas à partir d’une nature préexistante, ni de sa propre substance. La seule solution était une création… à partir de rien. « Même si la matière avait déjà existé, devrions croire qu’elle fut aussi de Dieu, affirmation soutenable en vertu du principe que rien n’est incréé hormis Dieu. »

Avec Clément d’Alexandrie (circa 150-215), nous trouvons étonnamment, à cette date tardive, un philosophe qui tient toujours au platonisme moyen : il accepte l’enseignement du Timée sur la préexistence de la matière.

Origène (circa 185-254) rejettera la thèse de son mentor ; Origène est un des premiers pères de l’Église à considérer 2 Macchabées 7:28 comme une affirmation de la création ex nihilo. « Je ne parviens pas à comprendre comment autant d’hommes brillants ont pu croire que la matière était incréée, c’est-à-dire non produite par Dieu lui-même… ils se rendent ainsi coupables d’impiété en affirmant que la matière incréée est coéternelle à la divinité. » Par la suite, Saint Augustin dénoncerait l’erreur d’Origène : ce dernier croyait aussi que la raison de la Création était de restreindre le mal et non de créer le bien, ce qui constituait l’argument manichéen par excellence.

À l’époque d’Ambroise (vers 337-397), la doctrine de l’ex nihilo était pleinement acceptée par les Pères de l’Église. Dans son Hexameron, Ambroise dit explicitement du Créateur que « toutes choses proviennent de rien, atteignent leur perfection, diminuent de nouveau, sont sujettes au déclin, car Celui qui a créé toutes choses à partir de rien détient le pouvoir… » Ambrose fait allusion à la faillibilité de tout ce qui provient de rien ; cet argument sera repris et développé par Saint Augustin.

Mani (circa 216-177 av J.C.)

Pour résoudre le problème de l’existence du mal, une solution est de définir deux royaumes : celui de la Lumière et celui des Ténèbres, gouvernés par deux principes distincts, deux divinités incréées. Cette théodicée zoroastrienne fut reprise par Mani dont la doctrine séduisit le jeune Augustin, mais qui la réfuterait pas la suite, dans Des Deux âmes : « Les manichéens prétendent qu’il existe deux types d’âmes, les unes bonnes… et qu’ils prétendent provenir de la substance même de Dieu ; et les autres, mauvaises, qui n’appartiennent en rien à Dieu… qu’elles furent jadis distinctes, à présent mélangées. »

Augustin (354-430)

La création ex nihilo constitue l’argument qui permit à Saint Augustin de réfuter le manichéisme comme quoi l’âme est de même substance que celle de Dieu. « Dieu le plus haut a créé la terre et le ciel, non pas d’une substance étrangère, mais de rien, non par la nécessité ou la contrainte, mais par pure bonté. » Que l’âme ait été créée rend l’âme moins parfaitement ressemblante, comme une copie platonicienne d’une forme plus pure et Augustin en conclut : « Quand je me demande ce qu’est le mal, je sais qu’il n’a pas d’autre être propre que la perversion de la volonté qui se détourne de Dieu qui est la substance suprême. »

Ainsi donc, l’âme créée n’est ni de la même substance, ni du même niveau ontologique que celui de son Créateur, pas plus que le mal n’est une substance et que toutes choses créées sont mutables. Le mal provient des choses créées parce qu’elles sont infiniment moindres que la perfection de l’essence divine, immuable.

Conclusion.

Saint Augustin hérite de la notion de creatio ex nihilo des premiers Pères de l’Église. Avant Tatian et Théophile, le concept n’apparaît pas dans la conscience chrétienne et il faudrait attendre le deuxième siècle de notre ère et la polémique contre les gnostiques. Augustin dit : « D’où vient l’altération de toutes choses ? Elle s’explique parce que ces choses n’ont pas été créées de Dieu mais créées par lui à partir de rien… et des choses de rien ne peuvent pas être aussi parfaites que Celui qui a été créé de Dieu. »

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