Tête brûlée

 

Pris sur New Yorker. Nouvelle biographie de Giordano Bruno : un hérétique du seizième siècle avait-il compris la nature du cosmos ? par Joan Acocella, recension de Philosophe / Hérétique par Ingrid Rowland, traduction de l’anglais par Ènocint catwace, no copyright infringement intended

1600, Rome, Campo de Fiori — aujourd‘hui une jolie place bordée de cafés — était à l’époque le lieu d’exécution officiel de la ville ; en ce mercredi des cendres, Giordano Bruno, philosophe et moine défroqué, s’apprêtait à subir son châtiment pour hérésie, après une condamnation au bûcher par l’Inquisition. L’événement avait été soigneusement préparé : la date correspondait à un jour de pénitence du calendrier chrétien, mais pas uniquement : le pape Clément VIII l’avait choisie parce que 1600 était un jubilé pour l’Église et les festivités seraient rehaussées par le spectacle.

Bruno parvint au Campo à cheval sur une mule, moyen de locomotion habituel pour les condamnés à mort, mais aussi souci pratique : après des années dans les geôles de l’Inquisition, bien des détenus parvenaient à peine à marcher.  Une fois attaché au poteau, un crucifix lui fut brandi contre le visage, mais, selon les témoins, le supplicié aurait détourné la tête avec colère. Il ne pouvait s’exprimer car il avait été garrotté de cuir ; selon certains, un fer lui entravait la langue.

Attaché aux fagots, il assista, impuissant, à l’allumage du feu. [Peut-être fut-il étranglé avant d’asphyxier comme c’était la coutume, mais c’était un privilège accordé à ceux qui reconnaissaient leur faute] Ensuite, ses restes furent jetés dans le Tibre. Dans sa biographie Giordano Bruno : Philosophe / Hérétique (2009), Ingrid Rowland se demande : « Si l’Église a fait de Bruno un martyr, au nom de quelle cause exacte est-il mort ? » Première œuvre d’importance sur Bruno en anglais, cet essai tente de répondre à la question, non sans difficultés.

Bruno est né en 1548, à Nola, une petite ville à l‘Est de Naples. Son père était un mercenaire au service de la Couronne d’Espagne qui dirigeait Naples depuis le début du siècle. Selon Rowland, Bruno dans son enfance était un rat de bibliothèque et un solitaire. À l’âge de quatorze ans, il fut envoyé à Naples pour recevoir une éducation, ce qui devait le marquer durablement.

À l’époque, Naples représentait la cinquième ville la plus développée du monde et abritait de nombreux « pêcheurs, couturiers, colporteurs, blanchisseurs, charpentiers, marchands de saucisses, orfèvres, forgerons, charrons et autres vendeurs d’eau qui allaient pour la plupart nu-pieds dans ce climat tempéré où l’on se nourrissait essentiellement de pain et de figues. » Au-dessus du petit peuple, trônaient les grands et, tout en bas de la pyramide, dans un dédale de venelles, grouillaient les mendiants et les prostituées. Personne ne sait comment Bruno vécut ses premières années napolitaines, mais Rowland l’imagine se frayer un chemin dans les quartiers populeux d’étudiants, « un adolescent solitaire découvre tout à coup le chaos urbain », une expérience qui lui apprit les lois de la débrouille dont il aurait tant besoin au cours de sa vie et c’est peut-être de là que lui serait venue sa conception de l’univers : infini et empli de mystères.

À dix-sept ans, Bruno entre au monastère dominicain de San Domenico Maggiore, une institution réservée aux fils de la noblesse, ce qui ne signifie pas qu’ils se comportassent mieux que les prêtres de cette époque, régulièrement impliqués dans des bagarres, des larcins, des faux en écriture et enclins à la fornication. Mais ce riche monastère permit à Bruno d’apprendre les mondanités ainsi qu’une rigueur intellectuelle. San Domenico enseignait la philosophie scolastique : la philosophie d’Aristote revue par le catholicisme de Saint Thomas d’Aquin et d’autres exégètes du Moyen Âge, sans tenir compte de grand-chose d’autre. Et pourtant…

Depuis la Renaissance sans discontinuer, cette image du monde, limitée, ordonnée, régulière, avait été remise en question par la redécouverte de Platon, sous un angle nouveau, poétique et visionnaire. Ce fut après sa formation scolastique que Bruno entra en contact avec ce corpus qui devait bouleverser sa façon de concevoir l’univers. Sur le sujet, Ingrid Rowland a déjà publié plusieurs livres comme La Culture de la haute Renaissance (1998) et Du Ciel à l’Arcadie (2005), un recueil d’essais sur le néoplatonisme, sujet qu’elle maîtrise depuis des années.

Selon elle, Bruno présentait au moins trois personnalités : le scolastique, avec sa tendance à la production d’un système formel, le poète platonicien exalté des fureurs et enfin, sa propre idiosyncrasie : « une sombre forte tête qui avait vécu à la campagne dans la bicoque de ses parents et qui s’était aiguisé comme un cran d’arrêt dans les rues de Naples. » Dans un de ses écrits, il se définit lui-même comme « contrarié, bizarre, anticonformiste, toujours insatisfait, têtu comme un vieillard de quatre-vingts ans, aussi susceptible qu’un chien qui a été trop souvent battu. » Il se surnommait L’Exaspéré.

À l’âge de vingt-quatre ans, Bruno accède à la prêtrise et, trois ans plus tard, il reçoit l’équivalent d’un doctorat en théologie. Apparemment, il fut un élève brillant, mais, on s’en serait douté, turbulent. Lorsqu’il s’installe dans sa cellule du monastère, il évacue toutes les représentations artistiques, portraits de la Madone, de Sainte Catherine de Sienne qui en décoraient les murs. [Il ne conserve qu’un crucifix dépouillé du Christ]

Par la suite, lors d’une discussion avec un prêtre plus âgé, il défend l’arianisme, mais sur le plan strictement logique, comme quoi selon le théologien Arius, le Christ ne possédait pas une nature entièrement divine. Finalement, on découvre dans sa tinette un exemplaire des Commentaires d’Erasme qu’il a annotés. En pleine Contre Réforme, les frasques de Bruno sentent le soufre, d’autant qu’il les multiplie pendant dix ans.

À vingt-sept ans, il apprend que l’Inquisition s’intéresse à lui. Quelqu’un l’aurait-il dénoncé ? Qui a fouillé les latrines, tâche infamante s’il en est ? Pourquoi avoir passé son temps à annoter un livre interdit ? Quelles que soient les raisons, ayant appris qu’il n’était plus en odeur de sainteté, Bruno abandonne sa robe de Dominicain et monte vers le Nord, passe la frontière pour arriver en Suisse. Pour les autorités ecclésiastiques, c’est ni plus ni moins un aveu : il est excommunié in absentia. Pour Bruno, ce fut probablement une libération et il devint celui que nous connaissons ou que nous pensons connaître : libre penseur, hérétique, gibier de potence.

Pendant près de quinze ans, il voyage à travers l’Europe : Genève, Toulouse, Lyon, Paris, Londres, Oxford, Wittenberg, Prague, Helmstedt, Frankfort, Zurich, Padoue, Venise. Il ne s’attarde nulle part plus de deux ou trois ans et partout où il va, il cherche à enseigner la philosophie. À Paris, il donne une série de trente conférences sur la logique et les mathématiques. Ailleurs, la chance lui sourit moins. À Oxford, où il présente une leçon d’essai, le public éclate de rire à son accent et à ses gesticulations méditerranéennes. Par après, Bruno professera sa détestation des Anglais : « Ils nasillent, vous narguent et quand ils parlent, on dirait qu’ils pètent. »

Il a l’art de nuire à sa propre cause. Au cours de son séjour à Genève, il publie un placard où il énumère vingt erreurs graves qu’un professeur de renom avait commis en une seule conférence. La justice le condamne pour diffamation et il doit quitter la ville précipitamment.

Vers vingt-huit ans, il publie et enseigne. Près de trente publications à son actif : traités, pamphlets, dialogues philosophiques, poèmes et même une pièce de théâtre. Certains de ses écrits sont composés en latin, langage des érudits et des lettrés ; il y conserve la rigueur systémique de la scolastique. Il écrit également en vernaculaire, sous une forme bouillonnante, plus concrète, plus théâtrale… le néoplatonisme cher à Rowland. Il y développe une nouvelle conception de l’univers dont il aurait eu l’idée après son départ d’Italie.

Son système repose sur trois données. L’héliocentrisme : c’est le soleil et non la terre qui se trouve au centre de l’univers, ce qui représente une révision du modèle en cours à l’époque, ptoléméen, mais qui n’était pas entièrement originale : le chanoine et astronome polonais Nicolas Copernic avait déjà présenté un tel système cinq ans avant la naissance de Bruno, en 1543.

Toutefois, si Copernic enfreignait les dogmes en décentrant la terre, point fixe nécessaire à la dramaturgie de la rédemption, sa conception du cosmos demeurait orthodoxe à bien des égards : une structure finie, composée de sphères qui évoluaient en cercles concentriques, tout comme chez Ptolémée. Bruno, lui, proposait un cosmos infini, composé de mondes héliocentriques innombrables ; cette conception n’était pas neuve stricto sensu : elle avait déjà été avancée par Nicolas de Cues, un cardinal allemand du quinzième siècle. Mais là aussi Bruno allait plus loin, en affirmant que l’univers était une chose incommensurable, vaste, tournoyante et que toutes les théories le concernant n’étaient pas des descriptions mais de simples esquisses, ou des paradigmes comme nous dirions aujourd’hui.

Enfin, Bruno produisit une théorie atomique selon laquelle tout ce qui existait était constitué de particules identiques, de « germes » dans sa terminologie. D’autres penseurs, comme Lucrèce, en avaient déjà eu l’idée, mais Bruno l’étendit : non seulement, tout le cosmos était composé des mêmes éléments, mais Dieu, que l’Église séparait radicalement du monde matériel, résidait en ces éléments et il était l’amour, ou éros, une force qui informait tous les germes qui tenaient le monde. Une seule préoccupation chez Bruno : l’infini ou des structures immensément vastes ou microscopiques et qui se combinaient dans une même exultation chorale. Je pense que c’est cette image mentale, plus que toute autre disputatio, qui soutient la philosophie de Bruno. Dans un dialogue vernaculaire qu’il composa à la mi-trentaine, il dépeint un joyeux tableau de sa ville natale où son destin fut déterminé.

« Cette Vasta, femme d’Albenzio Savolino, quand elle cherche à se friser les cheveux sur les tempes, en brûle cinquante-sept à trop avoir chauffé, mais elle parvient à ne pas se calciner le scalp et ne produit aucun juron malgré la puanteur, qu’elle endure patiemment. Car cela empeste autant que la bouse du taureau dont naîtront soixante-deux scarabées bousiers, dont quatorze seront piétinés par le sabot d’Albenzio, vingt-six mourront culbutés, vingt-deux dans un trou, dix-huit entreprendront un pèlerinage autour de la prairie, quarante-deux se retireront sous la pierre du porche, seize rouleront leur ballottin de crotte où il leur plaira, et le reste de leurs congénères grouillera autour d’eux au hasard… La chienne d’Antonio Savolino engendrera cinq chiots dont trois vivront, deux seront avortés, et des trois qui resteront, le premier ressemblera à sa mère, le second sera un bâtard et le troisième aura des traits du père et du chien de Polidoro. Paulino, quand il se penchera pour réparer une aiguille et repriser la braguette de son pantalon, poussera d’horribles blasphèmes et pour cette raison, je lui souhaite d’être puni en conséquence : ce soir, la soupe sera trop salée et aura le goût de fumée, il renversera et brisera sa bouteille de vin. »

Toutes les choses du monde paraissent également intéressantes. Cette règle vaut pour la cosmologie de Bruno et s’applique aux détails les plus humbles du quotidien, les sorties à Nola, mais aussi au domaine du sacré et de la théologie. Dans son livre Le Chant de Circé (1582), l’enchanteresse de l’Odyssée rappelle l’univers à l’ordre, en commençant par le soleil : « Apollon, dieu de la poésie, archer au fier carquois, aux flèches puissantes, pythique, ceint de lauriers, prophétique, sage, prêtre, berger, médecin. Brillant, teint rosé, chevelure abondante, blonde et bouclée, placide, barde, chanteur… Montre-nous, je t’en conjure, les lions, tes lynx, tes boucs, tes babouins, tes mouettes, tes serpents, tes éléphants… La tortue, le poisson-papillon, raie manta, la baleine et toutes les créatures de cette sorte » Les énumérations sont caractéristiques du style de Bruno et de la dynamique de sa prose, parfois étourdissante.

En se focalisant sur ses hérésies, l’histoire a fini par oublier ses théories sur la « mémoire artificielle » et sur la science de la recherche de souvenirs. Il ne s’agissait pas d’un projet séparé mais du sujet de nombreux de ses écrits latins, et parfois la source de ses revenus au cours de ses années d’errance lorsqu’il jouait le rôle de précepteur. D’autres orateurs avant lui avaient eu recours à des systèmes mémoriels, en associant les idées importantes à des éléments de la statuaire, ou à des objets cachés dans les pièces d’une maison qu’ils pouvaient convoquer par la suite dans leur esprit, pour classer leurs idées et se livrer à des discours-fleuve de sept heures, sans la moindre note.

Longtemps avant Bruno, un mystique catalan, Raymond Lulle (1232-1315), avait produit une méthode plus raffinée, en se représentant la mémoire comme un système de roues concentriques. Bruno reprit le modèle et le perfectionna. Rowland tente de résumer le propos : ranger les mots par syllabes. La première syllabe désigne un agent, une figure mythologique comme le taureau égyptien Apis, ou Apollo, ou la sorcière Circé ; la seconde syllabe désigne une action, naviguer, gésir, briser ; la troisième syllabe est un adjectif : ignoré, aveugle, abondant ; la quatrième, un objet associé : le coquillage, le serpent, les plumes ; la cinquième, une circonstance : une femme couverte de perles, un homme chevauchant un monstre marin. Et c’est ainsi que Bruno familiarise ses lecteurs à la mémorisation du terme Numéro.

NU : le taureau Apis. ME : gît RO : dans la poussière. Sous l’influence de Lulle, Bruno envisage trois groupes syllabiques et les attache sur une roue centrifuge dont les compartiments correspondent à des combinaisons de lettres. La roue la plus extérieure du système regroupe les agents, ou les premières syllabes, la seconde regroupe les actions, ou deuxièmes syllabes, la troisième roue regroupe les adjectifs, ou troisièmes syllabes et ainsi de suite jusqu’à la cinquième roue. Une seule phrase se décompose ainsi en figures mythologiques qui effectuent des actions étranges dans endroits étranges dans des compagnies étranges.

Démons et merveilles… et ce n’était qu’un des systèmes élaborés par Bruno. Nous savons qu’il possédait une mémoire fabuleuse qui devait fonctionner comme un gigantesque meccano ou une sphère de caractères combinatoires, ce qui contribua certainement à son idée d’un cosmos infini.


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