Relaps

 

Source : Histoire du scepticisme, de la fin du Moyen Âge à l’aube du dix-neuvième siècle par Richard Popkin, préface de Frédéric Brahami, éditions Agone, collection Banc d’essais.

L’histoire de l’humanité n’est pour Pierre Bayle que l’histoire des mensonges et des malheurs de l’espèce humane. L’article sur le roi David est une illustration frappante des misères causées par une figure religieuse majeure. Si Bayle présente l’histoire de la manière la plus négative qui soit, il souligne, pour désarmer par avance ses critiques, ne rien inventer et respecter le texte biblique.

À la fin de sa présentation, l’ancien roi israélite est entièrement discrédité et condamné entre autres crimes, pour meurtre et agression sexuelle. Pour justifier les obscénités contenues dans son ouvrage, Pierre Bayle affirme qu’en tant qu’historien, il n’est pas responsable des actes terribles des êtres humains : il ne fait que rapporter ce qui s’est passé ; et il n’est pas possible, insiste-t-il, d’expliquer certains événements sans que des images obscènes ne surgissent dans l’esprit du lecteur.

Bayle illustre son propos par un cas d’annulation de mariage royal. Des plus élégantes aux plus crues, il présente des dizaines de manières d’expliquer la même situation qui, souligne-t-il, reviennent toutes à la même explication : la princesse a été engrossée par le cocher ? Si de telles choses s’étaient produites, ce n’est pas l’historien qui, parce qu’il les rapporte, doit être blâmé. De même, si l’on était parfaitement honnête, suggère Bayle, il faudrait considérer comme barbare et immoral le monde des patriarches bibliques et juger de la même façon l’histoire séculière des hommes des anciens temps à nos jours.

Tout cela vient à l’appui de sa thèse selon laquelle une société d’athées pourrait bien être plus morale qu’une société de croyants…

L’un des principaux exemples de la manière dont Bayle ramène des considérations apparemment religieuses à de simples considérations naturelles est ce qu’il écrit sur la conversion des juifs. Dans plusieurs articles consacrés à des individus convertis au christianisme, Bayle traite leur conversion comme une simple composante de leur vie sociale ne renvoyant qu’à leur faiblesse face à la pression du groupe. Il cherche à montrer que les convertis ne gagnent rien dans leur conversion : personne ne leur fait plus confiance, ni dans leur groupe d’origine, ni dans leur nouveau groupe.

Étant lui-même un relaps, Bayle extrapole sans doute à partir de son cas : comment sa communauté protestante d’origine a jugé ses actions et comment il a été traité par le groupe catholique auquel il s’est converti pour expliquer ce qu’implique ce processus. Bayle ne présente jamais sa deuxième conversion, qui le ramène au calvinisme, comme une étape théologique importante de son existence, mais comme la correction d’une erreur antérieure : sa première conversion…

Des mois durant, l’Église réformée française de Rotterdam envisage d’exclure Bayle. Jurieu dirige l’attaque. Bayle se défend, soutenant que ses conceptions ne sont pas seulement celles de Jean Calvin mais aussi de Pierre Jurieu lui-même. Lorsque divers protestants libéraux vont essayer de le soutenir, Bayle va se retourner contre eux en les accusant d’utiliser la raison pour défendre leur foi. Il consacrera les dernières années de sa vie à répondre aux critiques. Il meurt la plume à la main, une heure après avoir terminé son dernier ouvrage contre Jurieu et Jacquelot : les Entretiens de Maxime et de Thémiste. Ce jour-là, le 28 décembre 1706, une note écrite à un ami contient ces quelques mots : « Je sens que je n’ai plus que quelques instants à vivre. Je meurs comme un philosophe chrétien, convaincu et transpercé par les bienfaits et la miséricorde de Dieu, et je vous souhaite un parfait bonheur. »

Aucune précision sur ce que croit un philosophe chrétien, aucune mention de Jésus, ni de la moindre doctrine chrétienne. Comme l’écrit Élisabeth Labrousse, ceux qui l’ont enterré ne pouvaient savoir s’ils enterraient un vrai chrétien, l’un des premiers déistes, ou peut-être même un athée.

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