Source : Philosophie de l’œuvre commune par Nikolaï Fiodorov, éditions des Syrtes, sous la direction de Françoise Lesourd, traduit du russe par Gérard Conio, Régis Gayraud, Luba Jurgenson et Françoise Lesourd, postface de Svetlana Smeionova.
Si Constantinople a pu être prise, c’est seulement
parce que les musulmans possédaient tout l’Est de l’Europe, et que l’Occident
était impuissant à cause de sa division, au point que la Turquie y trouva même
des alliés en la personne des protestants et des Français. La prise de
Constantinople eut des conséquences importantes sur tout le cours ultérieur du
conflit ; elle rendit difficile la communication directe de l’Occident
avec l’Orient et du Nord avec le Sud ; c’est pourquoi à partir de ce
moment commence le mouvement des chrétiens occidentaux vers le Sud, vers
l’Ouest et même le Nord, qui devait les conduire par deux itinéraires, autour
de l’Afrique et à travers l’Amérique, vers l’Inde, toujours vers ce même mahométisme,
mais d’un autre côté, par l’arrière.
Ainsi, on peut considérer tous ces mouvements comme le
contournement par l’arrière des mahométans, ce qu’ils étaient bien au début, et
de plus, il convient de voir l’Amérique comme une station sur le chemin vers
l’Orient musulman, comme une réserve pour réaliser l’unité chrétienne, comme
une nouvelle Europe qui va la main dans la main avec l’ancienne vers le même
but commun, qui s’est exprimé dans une lutte perpétuelle contre le mahométisme.
Colomb lui-même expliquait son voyage en Inde depuis
l’Occident par la nécessité d’ouvrir toute la terre à la prédication de
l’Évangile et pour rendre la Ville Sainte à l’Église ; pour les mêmes
raisons, les papes, eux, en appelaient à venir en aide aux Portugais lancés
dans une campagne contre les Maures d’Afrique, qui les conduisit ensuite
jusqu’en Inde ; et quand le sultan d’Égypte menaça les Portugais de
détruire les Lieux saints s’ils ne renonçaient pas à leur conquête, ceux-ci
rétorquèrent en menaçant La Mecque et Médine. L’islamisme, dont l’un des flancs
prenait appui sur l’océan Occidental et l’autre sur l’océan Oriental,
nécessitait pour être contourné une navigation circumterrestre ; ainsi,
parce qu’il avait conquis le centre, Constantinople, l’islamisme suscita la découverte
du globe terrestre tout entier ; cette découverte, elle, devait mettre un
terme à la recherche de l’enfer et du paradis sur terre, du séjour des
ancêtres, et aux croisades elles-mêmes, censées libérer les âmes du purgatoire.
Mais que devait-il donc en être de cette aspiration
immémoriale, vivant encore dans le peuple jusqu’à ce jour et dénaturée dans la
catégorie sociale supérieure, de cette aspiration originelle, qui regardait
tous les voyages vers des pays lointains comme un voyage vers le pays des
morts, et qui regardait les croisades et toute entreprise humaine comme l’œuvre
confiée à nous par les pères ? Que devait-il en être de cette aspiration,
qui ne peut pas disparaître, quoi qu’on fasse, tant qu’il y aura la mort et les
deuils ?
Une fois tout le globe terrestre découvert, il ne
restait plus aucun endroit où chercher le pays des morts, où ils seraient
encore à moitié vivants, ou dans quelque état que ce soit ; il ne nous
reste plus qu’à les chercher dans la vie qu’ils nous ont transmise et dans les
cendres qu’ils ont laissées, rendues à la terre, ouverte à présent de tous
côtés pour notre action conjointe sur elle. Au lieu de chercher le pays des
morts, nous devons nous rassembler en vue de les ressusciter et les croisades,
elles, doivent, au sens strict, signifier la libération de ce centre où doit
être élaboré le projet d’une action sur le globe terrestre, et vers lequel
toutes ces actions doivent tendre.
Ainsi, la découverte du globe terrestre indiquait à l’humanité l’activité dont le manque réduit le christianisme à une théorie, et, limitant sa victoire sur le paganisme au domaine de la pensée, de la personnification, ne lui laissait aucune place dans la vie. C’est de cette orientation spéculative qui reçut un coup décisif à la chute de Constantinople, ce qui n’a mis fin, cependant, ni à la dispute théologique millénaire, ni à l’attente millénaire de la fin du monde.
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