Transmis par
Academia.edu. Énoch alias Métatron par Moshé Idel, in. Emmanuel
24/25 (1990), traduction de l’anglais par Énocint catwace, no copyright
infringement intended.
Tu as un manteau, sois notre chef, prends ces ruines
sous ta main
Ésaïe 3:6
*
Il est des choses qu’on ne peut comprendre qu’en n’y
arrivant pas
Sefer ha-Bahir
*
L’absence d’une conceptualisation de l’Adam cosmique dans la Littérature des Palais pose un double problème.
D’une part, les
diverses théosophies gnostiques qui apparaissent à l’époque de la Littérature
des Heikhalot développent, elles, des théories de ce genre ; elles
consistent, dans quelques cas, dans une série de commentaires des versets
bibliques sur le nom hébreu d’Adam et son dérivé Adamas. D’autre part,
dans la littérature kabbalistique provençale, mais aussi dans la kabbale
espagnole, il existe de nombreuses évocations de la nature mystique de l’Adam
Quadmon.
Au contraire, les
écrits des Hassidim ashkénazes, franco-germanique, ne présentent rien de
comparable à cette floraison provençale qui devait précéder le rapide
développement d’une kabbale séfarade. Même absence dans la critique Karaïte de
la littérature des palais et cette carence générale est d’autant plus
surprenante si nous comparons certains détails de l’Adam kabbalistique avec des
notions gnostiques : l’affinité est patente et notre perplexité est
complète lorsque nous nous apercevons qu’il existe bien des commentaires sur
l’unicité d’Adam dans la littérature talmudique et midrashique, dans des textes
qui n’ont rien de mystique. Enfin, on trouve également une hypostase d’Adam
sous forme de Logos dans les écrits de Philon d’Alexandrie.
Cela veut donc dire
que la Littérature des Palais, si l’on excepte le midrash tardif Otiyot de-Rabbi
Akiva, négligeait intentionnellement un sujet capital pourtant présent dans
la mystique juive. Il faut noter que la Littérature des Palais entretient un
lien de contiguïté avec les commentaires du Char d’Ézéchiel piloté par
« une forme qui ressemblait à un homme. » De même, la littérature des
palais comporte un nombre de descriptions de Dieu mais aussi d’autres sujets
théologiques. Et pourtant, ce corpus n’a pas développé de grande théorie sur
l’homme cosmique primordial.
Pourquoi cette
omission ? L’opposition juive à la gnose a certainement joué mais cette
réticence soulève un autre problème : d’où les gnostiques reçurent-ils
leur descriptions mystiques d’Adam ? L’opposition juive à la gnose aurait
été première, en étouffant des représentations qui allaient alimenter le
gnosticisme. En d’autres termes : la tension interne entre les différents
courants au sein de la mystique juive des origines devait mener au refoulement de
la thématique adamique, qui se serait épanchée dans le gnosticisme. Ce
refoulement dura apparemment des siècles et ces éléments n’auraient reparu
qu’au Moyen Âge, dans la littérature kabbalistique, avec une insistance sur la Merkava,
le Char de Dieu et sur le Shiur Qomah, la mesure du corps de Dieu.
Une autre
explication est possible : le refoulement par la mystique juive de l’homme
primordial pourrait être lié à une opposition au christianisme, en particulier
au personnage de Jésus. Un verset grec de Paul, Corinthiens 15 :45-47,
associe Jésus au « dernier Adam » par opposition au « premier
Adam » ou « premier homme » ; ce sont deux traductions du
même terme hébreu qui servent à désigner Adam.
Or, il est établi
que la kabbale qui développa le concept d’Adam surnaturel se développa
précisément dans des régions chrétiennes où les spéculations sur le sujet
florissaient aux dépens de la révélation même de la Merkava, cette dernière
s’en trouvant reléguée comme un sujet de moindre importance. En revanche, dans
des régions sous domination islamique, rien ne remonta à la surface au cours
des siècles qui précédèrent la naissance de la kabbale en Europe.
Affirmer la censure
ou la suppression de ces thématiques spécifiquement juives et ce, pendant des
siècles, ne va pas donc sans difficultés. Cependant, l’hypothèse est plus
vraisemblable que le contraire, à savoir : la pénétration de traditions
gnostiques dans le judaïsme au cours de la période amoraïque, pour des raisons
inexpliquées, traditions qui se seraient intégrées à la mystique juive, puis
transmises comme enseignements ésotériques de la Torah, jusqu’à ce qu’elles
soient repris dans les œuvres ultérieures des kabbalistes. Dans les deux cas,
nous devons supposer l’existence d’une tradition de longue durée qui aurait été
occultée et sur laquelle nous ne possédons aucune preuve. Affirmer une
continuité ténue, mais réelle, résoudrait au moins une difficulté
épineuse : comment des traditions gnostiques se transformèrent-elles en
ésotérisme juif.
Dans cet article,
nous nous intéresserons à deux topos au associent Énoch et l’Adam de la
Littérature des Palais avec d’autres sources connexes : 1) en
s’identifiant à Métatron, Enoch retrouve le statut originellement dévolu à
Adam, que ce dernier avait perdu entretemps 2) Énoch rachète la faute adamique.
Ensuite, nous examinerons la version qu’en donne la Kabbale : comment, à
travers un processus d’union mystique, Énoch devient Métatron, précédemment
Adam Qadmon.
Reprise adamique d’Énoch.
Tout comme Élie en
2. Rois 2:11, les sources juives considèrent Énoch comme un être humain mais
qui fut emporté au ciel de son vivant. Il existe bien des spéculations sur le
verset Genèse 5 :24 : « Et il marcha avec Dieu, et il ne fut
plus, car Dieu l’avait pris avec lui. » Ce serait après cette
ascension qu’Énoch aurait été transformé en Métatron. Lorsque ces spéculations
sont mises en regard avec celles qui concernent la Chute d’Adam, les
différences de détails sont frappantes. Ainsi, le Midrash dit : « Et
le Seigneur fit pour Adam et sa femme des habits de peau (Genèse
3 :21) Dans les enseignements de Rabbi Meir, nous apprenons qu’il est
écrit : « des habits de lumière, tels étaient les habits d’Adam. »
D’où un contraste
avec la version hébraïque de 3 Enoch où Adam perd ses vêtements de lumière et
où Métatron, identifié à Énoch, explique comment un manteau de lumière lui fut
consacré après son ascension : « Il fit pour moi un manteau de
Roi, tout tramé de lumière et il me le fit revêtir et Il fit pour moi une cape
de gloire qui avait toute la splendeur et la moire étincelante d’un tel apparat. »
Cette description correspond avec la version slavonne de 2 Enoch dans laquelle
l’archange Michael orne Énoch d’un vêtement de gloire.
À ma connaissance, Énoch
est le seul vivant dont nous apprenons qu’il portât de tels habits de lumière
et qui rappellent ceux d’Adam. Un autre détail important est la nature
complémentaire entre le destin d’Adam et d’Énoch. Ainsi, dans le Midrash et
dans le Talmud, nous lisons : « Et Dieu dit : faisons
l’homme… Sa créature emplit le monde, de l’Est à l’Ouest ; du Nord au Sud…
même l’espace vide au centre du monde. » Cet Adam cosmique se vit
drastiquement réduit à ses dimensions humaines alors qu’Énoch, lui, subit
le sort inverse : « Et je fus exhaussé et allongé de la mesure de
longueur et de largeur du monde. »
La littérature
mystique juive présente certaines similitudes entre l’élargissement d’Adam et
d’Énoch : leur taille gigantesque était une source d’erreur et d’hérésie,
d’autres créatures étant induites à croire que d’autres puissances que Dieu gouvernaient
le monde. Dans la littérature rabbinique, Elisha ben Avuyah est connu comme un
saint homme qui céda à l’antinomisme et diverses explications
s’ensuivent : après sa vision du gigantesque Métatron, il l’aurait pris
pour une seconde puissance de l’univers et, en châtiment, Métatron reçut
soixante coups de fouet. Une occurrence de l’Otiyot de-Rabbi Akiva nous
apprend :
« Ceci nous
apprend qu’à l’origine Adam fut créé d’une taille qui allait de la terre au
firmament et lorsque les anges du seigneur l’aperçurent, ils en furent saisis
et excités. Ils se réunirent autour du Saint Béni Soit-Il et lui dirent :
Maître de l’univers, il y a deux puissances dans le monde, une au ciel et une
sur terre. Que fit alors le Saint Béni Soit-Il ? Il posa sa main sur la
tête d’Adam et le réduisit, le rapetissant de mille coudées. »
Dans les deux cas,
la peur et la suspicion d’hérésie sont présentes ; en conséquence, Adam et
Métatron sont punis pour les erreurs des autres. Le vêtement de lumière, les
dimensions cosmiques et l’accusation d’hérésie sont les trois topoï
associés à Adam et Énoch-Métatron. Ils font signe vers un lien significatif
entre les deux personnages, un lien qui figure également dans l’Otiyot de-Rabbi
Akiva et dans le Livre d’Énoch :
« Le Saint
Béni-soit-Il a dit : je l’ai créé fort, je l’ai emmené, je lui ai donné
une mission — il est Énoch, fils de Jared, dont le nom est Métatron, mon
serviteur, unique parmi tous les enfants des cieux. Je l’ai créé fort parmi la
génération du premier Adam et je l’ai emmené, lui, Énoch, fils de Jared, hors
des autres… je l’ai missionné, partout pour tous les trésors et les demeures
dont je dispose dans chaque ciel. »
Deux étapes de
l’histoire de Métatron sont décrites ici : la première est la génération
d’Adam, la seconde, celle du Déluge lorsqu’il fut emmené et par la suite
missionné. Le statut de Métatron n’est pas clair ; sans doute doit-il être
considéré comme une créature différente d’Adam, comme nous l’apprenons d’autres
sources. Ainsi, le Yalqut Shimoni, be-reshit 41 : « Il
apporta le rouleau et il y écrivit une créance, et elle fut signée par le Saint
Béni soit-Il, Métatron et Adam. »
Dans d’autres
variantes, trois anges présentent à Métatron un pacte sur la création d’Adam,
mais cette approche ne doit pas estomper les deux spécifications historiques
mises en avant : la condition antérieure, avant la génération d’Adam, et
la condition ultérieure au cours de la génération du Déluge. Tout ceci atteste
d’une continuité entre Adam et Métatron, même si elle reste peu claire.
Néanmoins, Radak,
alias Rabbi David Kimhi, est plus explicite : « Car le Seigneur
amena Énoch et Élie de leur vivant dans le Jardin d’Éden, en corps et en âme,
alors qu’ils étaient toujours en vie, et ils mangèrent du fruit de l’Arbre et
ils servirent le Seigneur, comme Adam avant qu’il ne péchât et c’est là qu’ils
resteront jusqu’à l’ère messianique. » Selon Radak, il est
parfaitement clair qu’Énoch a regagné l’état qui était celui d’Adam avant sa
faute. Il ne le présente pas comme une opinion personnelle, mais plutôt comme
l’opinion générale.
« La
croyance de nos foules, aussi bien que celle de nos sages, veut que le Seigneur
l’ait amené [Élie] dans le Jardin d’Éden en corps, comme Adam l’était
avant le péché, et qu’Il ait également amené Énoch là-bas. »
Mais les sources
midrashiques n’associent pas Énoch à Adam avant le péché ; apparemment, il
faut donc comprendre que Radak fait référence à une conception plus élaborée
encore pour évoquer l’entrée d’Énoch au Jardin d’Éden. Un développement
intéressant sur les affinités symboliques entre Adam et Énoch se rencontre dans
les écrits de Rabbi Solomon Molkho. Dans un passage où le terme hébreu Adam se
réfère à la fois à l’Adam biblique et à l’humanité en général, Molkho donne son
avis :
« L’intention
du Seigneur était de créer Adam tout entier, afin qu’il gouverne ses créatures…
mais les anges de ce ministère étaient jaloux et ce fut sous cet aspect que le
serpent vint le tenter… Si Sa volonté était que l’homme gouvernât l’ensemble de
ses créatures, alors, Sa volonté, béni soit-Il, a toujours déjà été accomplie
car un seul homme gouverne encore tous les princes célestes.
« Cet homme
s’appelle Énoch et son nom est écrit dans le Livre des Palais, au verset où il
est dit : ‘Et Énoch marcha avec Dieu… appelé par le nom de ton créateur en
soixante-dix langues, plus grand que tous les princes, plus haut que tous les
anges… et ma chair devint de suite…’ Et pour cette raison, le Saint Béni
soit-Il prit Énoch pour deux raisons.
« D’abord,
il voulait accomplir sa volonté et son intention, dire que la raison de son
péché était qu’il avait été créé d’après les éléments ; aussi le Saint Béni
soit-Il lui déclara : ‘Contemple Énoch, lui qui n’a point péché, lors même
qu’il fut créé à partir des éléments.’ »
Énoch est ici
décrit comme celui qui a retrouvé la situation originelle de l’homme : il
est parvenu au but attribué à Adam, mais il apparaît que Molkho prend des
libertés avec la tradition de la Littérature des Palais, en dépit de ses
citations, et tout en s’écartant de Radak. Selon Molkho, la perfection adamique
réside dans le pouvoir de la magie, et non dans une question de taille ou de
splendeur ; c’est cette perfection-là qu’Énoch retrouve et il semble donc
que Molkho ait été conscient de la correspondance phénoménologique entre Adam
et Énoch comme apogée de l’espèce humaine ; il y ajoute son explication
personnelle, comme quoi il faut y voir l’achèvement de la volonté divine de
créer un homme capable de gouverner l’ensemble des créatures.
Selon cette lecture,
il existait d’autres traditions associant Adam et Énoch, avec leur propre
corpus d’explications. Ainsi, un parallèle intéressant avec l’interprétation de
Molkho nous est fourni par Rabbi Asher ben Meir Lemlein, rabbin messianique,
actif en Italie vers la même époque et qui affirmait :
« Quand
Adam fut créé, il fut créé pour vivre éternellement. » Après quoi, il
mentionne l’ascension d’Élie et cite le De-Rabbi Akiva concernant Énoch
et Métatron, avant de résumer le propos : « Je vous ai présenté le
dictum complet pour vous prouver que l’intention du Seigneur, béni soit-il,
était qu’Adam soit éternel et qu’il soit parfait et à son service, mais son
projet ne se réalisa pas en raison et à cause du récipiendaire que sa faute
corrompit ; mais il ne lui en sera pas tenu compte, car, quand les temps
seront venus, cela devra être, comme il est dit en Proverbes 19 : ‘c’est
le destin de l’Éternel qui s’accomplit’ et comme il est dit en Psaumes
33 :10 : ‘les desseins de l’Éternel subsistent à toujours et les
projets de son cœur, de génération en génération’. »
Expiation d’Énoch
pour Adam.
Alors que la Littérature
des Palais représente Énoch comme un être parfait, les ouvrages rabbiniques en
donnent une tout autre image. En général, les sages le conçoivent comme un être
mauvais, un séducteur dotés des pires qualités.
Néanmoins, il
semble que la Littérature des Palais ait préservé une tradition antérieure,
incontestablement inspirée de la littérature pseudépigraphique énochienne, et
qui fut préservée dans la littérature rabbinique. Ainsi le Midrash Aggadah
affirme : « C’est bien parce qu’il était vertueux que Dieu, le
Saint Béni soit-Il, l’a pris, enlevé parmi les humains et transformé en ange,
qui est Métatron. À ce sujet, il y a une discorde entre Rabbi Akiva et ses
confrères ; les sages disent : Énoch fut tantôt juste, tantôt
mauvais. »
Ainsi donc, Rabbi
Akiva, au contraire des sages, considérait Énoch comme toujours Juste et il
s’inscrivait donc dans la tradition de La Littérature des Palais. Mais comme
nous l’avons vu précédemment, le disciple d’Akiva, le Rabbi Meir, nous parlait
de l’habit de lumière d’Adam, alors qu’un tel habit est réservé à Énoch. En
fait, il existe deux sources, indépendantes l’une de l’autre et qui associent curieusement
ces deux personnages.
Selon un texte
arménien intitulé Les Paroles d’Adam et de Seth, « Adam n’avait
pas observé les commandements et il fut dépouillé de la lumière divine, et
chassé hors de l’Éden, où il devint l’égal des bêtes muettes. Et Énoch médita
sur ces événements et pendant quarante jours et quarante nuits, il ne mangea
rien mais, après, il clôtura un merveilleux verger qu’il planta d’arbres et il
demeura dans ce jardin pour cinq cents quarante-deux ans et après cela, en
corps, il monta au ciel où il fut récompensé par la gloire et la lumière
divines. »
Adam a perdu la
lumière parce qu’il a mangé du fruit de l’Éden. Énoch, au contraire, jeûne, se
retient de consommer le fruit tentateur et c’est ainsi qu’il regagne la
lumière. La mention « il devint l’égal des bêtes muettes »
nous intéresse particulièrement parce qu’elle appartient à la tradition
énochienne, telle qu’elle est mentionnée dans l’édition 1947 du Dictionnaire
Oxford, dont l’article consacré à Énoch dit : « Quand le texte
affirme que ‘sa chair se transforma’ en une torche aveuglante, il faut comprendre que
ce fut comme s’il était dépouillé de son enveloppe animale naturelle et qu’il
gagnait en qualités spirituelle. »
Le dépouillement de
« l’enveloppe naturelle » que subit Énoch rappelle donc bien les
« bêtes muettes » de la tradition arménienne, mais le plus
intéressant est qu’il s’agit bien ici d’Énoch et non de Seth ; c’est lui
qui reçoit la splendeur divine, du coup la transition d’Adam à Énoch n’en
paraît que plus frappante.
L’idée qu’Énoch expie
et rachète le péché d’Adam apparaît aussi dans des sources arméniennes. Quand
Seth dit à Énoch qu’Adam est triste parce qu’il fut exilé du jardin d’Éden,
Énoch dit : « La dette du père doit être payée par le fils. » Et
c’est ainsi qu’Énoch clôture un jardin ; pendant une longue période, il ne
mange rien, ce qui le rend méritant auprès des anges qui l’élèvent de son vivant
au Jardin d’Éden. Cet Énoch n’a rien de l’Énoch fils de Jared, mais il est
l’Énoch, fils de Caïn. Cependant, il faut noter qu’Énoch se voit lui-même comme
un fils ; dans d’autres versions, il reçoit l’héritage de son père :
la lumière. Il existe un parallèle à cette transition d’Adam à Énoch dans un
midrash préservé dans le de-Rabbi Eliezer.
« Le Très
Saint Béni Soit-il intercala une année, et ensuite il la transmit à Adam en
Éden, comme il est écrit en Genèse 5 :1 : voici le livre de la
postérité d’Adam… Adam la transmit à son tour à Énoch et c’est ainsi qu’il fut
initié au secret de l’intercalation et il intercala une année, car il est
écrit : Et Énoch marcha avec Dieu. »
À présent,
examinons le Zohar, le Midrash he-Ne’elam sur le Cantique des
Cantiques :
« Quand le
Saint Béni soit-Il, créa Adam, Il le plaça dans le Jardin d’Éden, dans un habit
de gloire tissé de la lumière du Jardin d’Éden et ces habits le quittèrent et
son âme de lumière monta au ciel et il demeura ainsi dépouillé de tout… et la
lumière de l’âme surnaturelle qui l’avait quitté monta tout en haut où elle fut
conservée dans un trésor particulier, qui est le corps, jusqu’à l’époque où il
eut des enfants et où Énoch descendit dans le monde. Depuis qu’Énoch est venu,
la lumière surnaturelle de l’âme sainte est descendue en lui et Énoch fut
enveloppé de l’âme éternelle qui avait quitté Adam. »
Une comparaison de
ce passage du Zohar avec les sources arméniennes nous apprend que bien avant le
Zohar, il existait donc une tradition où la splendeur divine était transférée
d’Adam à Énoch. Dans les sources juives comme dans le texte arménien, c’est
Énoch et non le fils héritier naturel, qui reçoit la splendeur ou l’âme sainte.
Il est possible, même très probable, que l’auteur du Zohar était familier d’un
Livre d’Adam, très proche du Livre d’Adam arménien et c’est sans doute ainsi
qu’une conception chrétienne de l’expiation pour le péché d’Adam pénétra dans
une source juive. Tout aussi vraisemblable : la survivance d’une
conception préchrétienne, préservée et exprimée séparément dans les sources
citées ci-dessus.
Énoch, le prototype
mystique.
Bien que les
extraits cités ci-dessus considèrent Énoch comme une sorte de second Adam, je
n’ai pas trouvé dans la Littérature des Palais une identification explicite
d’Énoch (ou de Métatron) avec l’Adam surnaturel. Pas plus qu’une telle
identification ne peut être trouvée dans des sources plus tardives… Il serait
raisonnable de tenir que la tradition qui identifie Métatron à l’Adam
surnaturel existait bien avant le milieu du douzième siècle. Rabad, alias Abraham
ben David de Posquières, affirme dans un des quelques fragments les plus
complets de la tradition qui lui est attribuée :
« Comment
pouvons-nous savons que le Saint Béni-Soit-Il met les phylactères, comme il est
dit du [Prince de la Face] Sar ha-panim dont le nom est celui de
son maître… et il est celui qui apparut à Moïse dans le buisson ardent, qui
apparut à Ézéchiel ‘à la semblance d’un homme sur le char’ Quiconque connaît
les dimensions du Créateur est assuré de posséder la Parole à Venir qui est la
signification du verset : Faisons l’homme à notre image. »
L’association entre
l’homme créé de la Genèse 1:26, la figure d’homme chez Ézéchiel 1:26 et le
Prince de la Face, ou Métatron, est très logique. L’identification du Sar
ha-panim et de la force qui se révèle à Moïse dans le buisson ardent est très
significative : selon Rabad, il s’agit de Métatron. Une idée semblable
apparaît dans la description par Muhammad al-Shahrastâni (1086-1153) à propos
de la secte des mégariens ; selon lui, c’était un ange qui se serait
révélé à Moïse et qui lui aurait parlé. Isaac d’Acre connaissait cette
tradition ; on peut raisonnablement supposer que ces interprétations sont
liées à la qualification de Métatron en tant que « petit YHWH. »
En tout cas, cette
identification de Métatron et de l’Adam surnaturel réapparaît dans la kabbale
extatique. Rabbi Nathan écrit, apparemment sous l’influence de son maître Rabbi
Abraham Aboulafia : « Le monde des âmes suggère que l’Adam
surnaturel et Métatron, le Prince de la divine face, Sar ha-panim. »
Si Aboulafia
emploie l’expression « Adam Surnaturel » pour désigner l’intellect
agent, c’est-à-dire Métatron, de son côté, le disciple de Rabbi Nathan, Rabbi
Isaac d’Acre, écrit dans son Sefer Meirat Einayim : « C’est
ainsi dire, il est notre grand et puissant maître, comme nous l’avons dit. Et
j’ai reçu une authentique tradition : cette mesure n’est autre que celle
de Métatron qui est l’Adam surnaturel. »
L’identification de
Métatron avec l’Adam surnaturel devint plus prégnante encore dans la kabbale à
partir de la fin du treizième siècle, en particulier dans le Tikkounei Zohar.
Il faut comprendre les paroles du kabbaliste anonyme dans le contexte décrit
par le contemporain Rabbi Joseph de Hamadan :
« L’Adam
mentionné dans le péricope du Be-Reshit est une allusion à Métatron, le prince
de la divine face qui se prénomme Adam Surnaturel… et c’est la Merkava que vit
Ézéchiel, lorsqu’il est écrit : qu’une forme d’homme était au sommet du
char. »
Au Moyen Âge,
l’union du kabbaliste avec Métatron connotait aussi une union avec l’Adam
surnaturel d’une manière qui rappelle l’identification d’Énoch au Fils de
l’Homme. Il faut prêter attention au rôle de l’ascension d’Énoch dans la
kabbale juive. Toute la Littérature des Palais insiste sur la transfiguration
d’Énoch aux dépens de sa métamorphose spirituelle, qui a pourtant lieu dès lors
qu’il a accès aux secrets supérieurs et inférieurs de Métatron. Bref, tout ceci
évoque surtout une apothéose.
Comme Scholem
l’avait remarqué, la description du processus subi par Énoch s’apparente à ceux
qui redescendent du trône de la Merkava, une lumière comparable à celle de la
haute prêtrise telle qu’elle apparaît dans des textes juifs antérieurs ;
il serait possible de prouver la continuité de la tradition originelle de la
transformation en corps de lumière ou, en termes kabbalistiques, en
« transparence » à partir des premiers textes de la kabbale
lourianique.
Le personnage
d’Énoch, bien que rejeté par la littérature rabbinique, réapparaît dans la
Littérature des Palais comme un modèle que la Kabbale continuera à développer,
en insistant sur la transformation de l’âme. Énoch adhère à Métatron, perçu
comme une entité déjà existante et, par cette adhésion, il s’identifie à lui.
Ainsi, un kabbaliste anonyme écrit dans Sod wa-Yesod ha-Quadmoni, traité
apparemment composé dans la seconde moitié du treizième siècle :
« Et cet
attribut fut transmis à Énoch, fils de Jared, et il le conserva, et il
tenterait de connaître le Créateur, béni soit-il, par le même attribut et
lorsqu’il y adhéra, son âme éprouva le désir d’attirer l’abondance de la
Sefirot supérieure à partir de la Sefira de raison, jusqu’à ce que son âme
monte et il fut attaché par la Sefira du discernement et les deux devinrent une
seule. Telle est la signification du verset qui dit qu’Énoch marcha avec Dieu…
Et il est écrit dans l’Alpha Beta de-Rabbi Akiva qu’il transforma sa chair en
une flamme ardente et qu’il devint un des êtres spirituels… »
Nous voyons
clairement ici la transformation du mythe de l’ascension physique — avec le
motif du manteau de chair transformé en manteau de lumière —, en un mysticisme
qui traite de l’attachement de l’âme. Ce passage est très proche, en termes
d’idées et de terminologie, de la description de la transformation d’Énoch fils
de Jared, telle qu’elle apparaît dans le Dictionnaire Oxford cité ci-dessus.
Arrivé à ce point, le reste de l’entrée du dictionnaire vaut la peine d’être
cité in extenso :
« Énoch,
fils de Jared, aurait recours à la puissance de Métatron pour atteindre et
connaître la réalité de son existence et pour connaître et atteindre la mesure
de ses qualités, et c’est pour cette raison qu’il fut appelé par ce nom et
qu’il fut initié lorsque les choses secrètes lui furent révélées, ainsi que
tous les secrets qui entourent la présence divine et c’est le sens de la phrase
‘il transforma sa chair en flammes ardentes’ : il fut comme dépouillé de sa
peau animale naturelle et enveloppé de qualités spirituelles, nimbé par le
mystère divin et il put maîtriser chaque idée, chaque jour, chaque heure, de
tout temps, jusqu’à ce que ce soit comme s’il était à la fois LUI et lui-même, réunis
et identiques. Conformément à ce qui est écrit dans Pirkei Merkava : Énoch
est Métatron et la foudre et l’éclair, et si vous comprenez cela, alors la
lumière éclairera votre chemin. »
Deux plans sont ici
décrits : d’une part, celui de la sensation physique et de l’autre, une
expérience spirituelle : la transformation en un ange. Cette transmutation
symbolise l’attachement de l’intelligence humaine à l’intellect actif,
Métatron. Abraham Aboulafia y fait allusion lorsqu’il déclare : « Énoch
est Métatron, en vérité, ils ne font qu’une seule et même chose ».
Aboulafia considère la transformation de l’homme en ange comme le but de toute
la Loi et il est aisé de comprendre comment Énoch-Métatron devint un idéal
religieux. Un kabbaliste de premier plan, Rabbi Isaac d’Acre, suivit les pas de
ces kabbalistes et l’exemple suivant nous décrit l’ascension d’Énoch comme unio
mystica.
« Il
s’attachera à l’intellect divin et l’intellect divin s’attachera à lui… et ils
ne feront plus qu’une seule chose, comme lorsqu’on verse un pichet d’eau dans
une fontaine jaillissante, lorsque tout se fond en un. Tel est le secret de
l’intention des sages, bénie soit leur mémoire, lorsqu’ils disent qu’Énoch est
Métatron. »
Tous ces exemples
suffisent à discerner l’existence d’une interprétation mystique forte de la
tradition de l’ascension d’Énoch, une tradition qui amplifie un élément puisé
dans la tradition antérieure — Métatron le dépositaire de tout le savoir
ésotérique — en une union mystique par l’activité de l’intellect idéal. Nul
doute qu’il existe à ce niveau une continuité entre la mystique juive
originelle et celle du Moyen Âge.
D’autres éléments
importants y trouveront place, comme la conception aristotélicienne de l’union
de l’intellect et de l’intelligible par l’intellect actif, ou le rôle de
l’intellect actif en tant que Métatron, mais aussi bien la kabbale extatique,
qui se concentre sur des processus intellectuels, et la kabbale théosophique
qui traite de la théosophie de l’Adam surnaturel ou Adam Quadmon actualiseront
les virtualités de la Littérature des Palais. Faute d’une sensibilité
philologique adéquate aux éléments communs aux strates de la mystique juive,
nous ne pourrons pas comprendre les stades de développement ultérieurs de cette
mystique, pas plus que nous ne pourrons comprendre la Littérature des Palais.
Dans ce contexte,
il nous faut mentionner la continuité dans le changement, de la Littérature des
Palais au hassidisme, d’une certaine tradition qui, selon moi, remonte à une
époque lointaine : celle qui décrit Énoch comme un cordonnier qui a mérité
de s’élever à Métatron par son travail et de s’unir au nom de Dieu. Si nous
examinons les textes de cette tradition, nous y trouverons une forte proximité
entre les premiers et derniers degrés de la tradition mystique juive, mais le
propos excède ce seul article.
[Note : suit un ensemble de considérations méthodologiques que l’on pourrait résumer par la difficulté qu’il y a à saisir une tradition par définition secrète, ou fragmentaire, et qui ne cherchait pas à présenter une synthèse d’elle-même à l’époque où elle était florissante. L’auteur conclut cet article extrêmement complexe et difficile à traduire par une citation du Sefer ha Bahir : « Quiconque traite de l’Acte de Création et de la Merkava doit inévitablement échouer, comme il est écrit en Ésaïe 3:6 : « Prends ces ruines sous ta main » ; il est des choses qu’on ne peut comprendre qu’en n’y arrivant pas. »]
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