Lumen novum

 

Ill. : William Blake.  Texte : Le Mythe de l’Androgyne par Jean Libis, éditions Berg International, collection L’Île verte.

Selon Marie Delcourt, le caractère androgynique de l’oiseau Phénix est bien connu des Anciens. Mais c’est surtout dans l’Antiquité finissante que le thème de l’oiseau renaissant éternellement de sa consomption volontaire par le feu prend un éclat particulier et devient, médiatisé par la vision chrétienne, le symbole de la résurrection promise.

Un texte de Lactance, extrait de son poème, l’oiseau Phénix, est significatif : « Ô destin fortuné, ô trépas bienheureux que Dieu donne à l’oiseau pour naître de soi-même. Qu’il soit mâle ou femelle, ou bien ni l’un ni l’autre, heureux être, ignorant les liens de Vénus. Sa Vénus, c’est la mort ; la mort, son seul amour. Afin de pouvoir naître, il aspire à mourir. Il est son propre fils, son héritier, son père. Il est en lui et non lui, le même et non le même, conquérant par la mort une vie éternelle. »

Texte dont le symbolisme est extrêmement riche et où, bien sûr, l’élément androgynique est intégré et promu dans le thème plus général de la réconciliation des contraires. Ce qui est remarquable ici, c’est que le phénix ignore encore l’asservissement à Vénus, comprenons, le désir inhérent à l’être monosexué et qu’il se trouve du même coup, promu à une sorte d’Éternité : non pas l’Éternité absolument quiète d’un Être de type parménidien, mais plutôt une Immortalité conquise sur le jeu dramatique, et indéfiniment réitéré, de la naissance et de la mort. 

Selon nous, le Phénix représente assez bien cette fascination de la mort terrestre qui résulte de la mise à jour, de la conscientisation, du caractère dérisoire du désir ; une telle idée sera, nous le verrons, explorée dans les temps modernes par des penseurs comme Schopenhauer ou Bataille ; mais, en même, temps, dans le contexte mystique qui est le sien, cette fascination devient une transmutation et vers la Vie éternelle.

Transmutation : tel est du reste un des mots-clés de ceux qui veulent, à leur manière, engendrer le Phénix au sein de l’Athanor, le fameux four chymique, devant lequel ont œuvré les patients adeptes de la tradition alchimique et certains d’entre eux ont bel et bien rêvé à l’oiseau prodigieux de l’immortalité comme l’atteste cet hymne d’un initié, Michael Maïer : « Je vais chanter la nature et les propriétés du Feu, qui sert au Phénix de bûcher et de berceau, où il reprend une nouvelle vie… C’est le feu qui sert à former le bûcher où notre oiseau, qui lui-même l’a préparé, va chercher sa fin et sa mort. Ô que ce Feu sacré est tenu soigneusement caché. Ô que cette merveilleuse flamme est bien connue des sages. Quand on l’ignore, on ignore tout. »

Même si une telle référence au Phénix n’est pas toujours aussi explicite, on sait que les travaux alchimiques, dans leur volonté prométhéenne d’engendrer le Grand Œuvre, ont parfois cherché à créer l’Elixir de longue vie. Or, si certains charlatans ont pu concevoir cet élixir comme un baume destiné à différer le vieillissement du corps, analogue en ceci à nos modernes cosmétiques, les vrais adeptes en revanche ont vu en lui la clef, ou le symbole, de l’accession à la Vraie Vie qui est aussi Immortalité.

Dans le foisonnement de la symbolique alchimique, l’Élixir de longue Vie a dû jouer un rôle analogue à la mystérieuse Fontaine de Jouvence placée à l’entrée du Jardin des Sages. Dans certains textes, l’Elixir est même spécifiquement désigné comme le but spécifique de la recherche de telle sorte qu’il se confond plus ou moins avec la Pierre Philosophale et constitue tout à la fois le substratum matériel et le symbole du Grand Œuvre. 

« L’Élixir de longue vie, appelé encore or potable, n’était selon Bernard le Trévisan, alchimiste né à Padoue en 1406, qu’une réduction de la Pierre philosophale en eau mercurielle », ce qui, compte tenu des connotations de la Pierre, désigne bien l’élixir comme le double accès à la Sagesse et à l’Éternité. Dans d’autres cas, l’Élixir semble désigner le secret, fût-il de nature purement spirituelle, qui permet à l’adepte d’accéder à l’immortalité du Bienheureux : ainsi, pour Robert Fludd, « l’adepte devient capable par le solve et coagula hermétique, de corporifier son esprit en spiritualisant son corps », et cette synthèse par quoi les contraires fusionnent l’un dans l’autre empêche la corruption et la dégradation de l’adepte.

Il n’est pas douteux que le désir d’abolition du temps, que la transgression d’une durée corruptrice qui habite la matière impure, ne soient au cœur des préoccupations alchimiques. Bien entendu, ce qui est en œuvre dans la pratique alchimique, du Four, du Feu, et qui vise à la démiurgie de substances sotériologiques, l’Elixir, la Pierre, n’est pas séparable d’une initiation théorique d’ordre ésotérique : en quoi l’alchimie est aussi une gnose, dont les relations avec la pensée gnostique proprement dite sont évidente quoique fort complexes.

Mais dans cette tradition où l’Immortalité se conquiert, à la différence de la tradition chrétienne où elle est plutôt don de Dieu, la fascination de l’Androgyne revêt une importance obsédante. C’est que, pour l’Alchimiste, le Monde est androgyne dans son Principe ; et entendons par là qu’il ne s’agit pas d’un hermaphrodisme sommaire, mais d’une réunion en soi et d’une synthèse de tous les contraires. 

Or, une des clefs du Salut, pour l’initié est de retrouver, en soi et dans sa relation au Monde, cette androgynie primordiale par quoi se définit l’harmonie et aussi la victoire sur le Temps. C’est pourquoi la sotériologie alchimique est de type cyclique : il s’agit de partir de l’Être tel que l’atteint la Connaissance et d’y retourner par l’imitation adéquate en nous, du modèle ontologique ; en d’autres termes, il s’agit de restaurer un isomorphisme pertinent entre le macrocosme et le microcosme qu’est le sujet humain, et l’on sait bien que la pratique « expérimentale » de l’adepte vise moins à transformer l’objet d’expérience que l’expérimentateur lui-même.

Un texte de C. G. Jung résume cette perspective : « Les alchimistes répètent que l’opus naît de l’Un et ramène à l’Un, que c’est en quelque sorte un cercle semblable à un dragon qui se mort la queue… Il est l’être primordial hermaphrodite, qui se divise pour former le couple frère-sœur classique et qui s’unit lors de la conjunctio pour apparaître à nouveau à la fin sous la forme rayonnante de la lumen novum, lumière neuve, du lapis. Il est métal et cependant liquide, matière et cependant esprit, froid et cependant ardent, poison et remède, il est un symbole qui unit tous les opposés. »

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