Gloubinka-sur-Meuse

 

Heureusement, dans ce noir et ce gris, il y avait le portrait de Dostoïevski au-dessus de mon lit. Mais je ne le lirais que plus tard et je ne le comprendrais que bien après… Joséphine, ma grand-mère, lisait Dostoïevski. Et Bernanos. Et Emily Brontë. Les comprenait-elle seulement ?

« Voilà ma vie » prononça Joséphine peu avant de mourir et ce furent ses dernières paroles dont je me souvienne — à la fin, elle ressemblait à un oiseau déplumé, ses pattes de cigogne pendaient dans le vide, tandis que Jah, mon cousin, mon demi-frère, la soulevait pour la recoucher. Le cœur serré, j’observais son teint mastic, ses tempes concaves où perlait une sueur de mort. Une toute petite retraite… Une toute petite vie… Un sale petit pays...

Autant il m’est facile d’invoquer les mânes de grand-père Joseph, sa nonchalance de dandy, son attrait pour le spiritisme et son canari empaillé dans une boîte d’allumettes, autant le fantôme de Joséphine m’échappe : une babouchka à la Volodine, un air presque oriental — un regard à la Vergès dans un visage blavatskien.

Elle roulait interminablement ses cigarettes dans sa maison brune, derrière ses rideaux jaunis, auprès d’un fauteuil qui gardait l’alcôve-bibliothèque. Elle avait travaillé dans une fabrique de chaussures, puis était restée à la maison pour éduquer ses trois enfants, mon père et ses deux sœurs. Joséphine avait coutume de répéter à mon père : « Un garçon, ça compte moins. Le garçon s’en va. Les filles restent. »

Du côté de chez Joséphine régnait une certaine bohème — l’Oncle Ferdy, son frère, était peintre et professeur de dessin dans un lycée où les élèves le chahutaient. Un jour, mon père décida d’expertiser une de ses toiles, une chapelle dont il avait cherché le modèle : « On ne sait jamais, ça peut valoir quelque chose. » Verdict : une croûte. Notre-Dame-Des-Épinards a fini sous l’escalier. Un jour, par accident, j’ai renversé du café dessus, ultime retouche. À la mort de l’Oncle Ferdy, Joséphine et sa sœur avaient retrouvé des fournées de nus féminins, des odalisques par centaines, un violon d’Ingres que ces deux bigotes s’empressèrent de brûler — alors qu’il s’agissait peut-être de ses meilleures toiles…

Du côté de chez Joséphine, la Russie menaçait parfois de nous envahir — des Ukrainiens, originaires de Marioupol… Comme dans les meilleurs romans de Dostoïevski, les Golovski n’apparaissaient jamais seuls Chaussée de Liège, mais en bande plus ou moins organisée, en grappe de turbulences, un tourbillon de Mendeleïev dont émergent deux figures quasi anonymes : Boris et Marina — je ne les connais que par on-dit. En juillet 2019, lorsque je me rendis sur leur tombe — une minuscule parcelle de terre, près du carré des indigents —, il ne restait qu’une plaque lisse, illisible, encroûtée de mousse ; je l’ai vainement inspectée sous la canicule, avant de partir me laver les mains sous le robinet, près des grilles.

D’après mon père, Boris n’avait rien d’un Cosaque, encore moins d’un Tsar, même usurpateur : un moujik, troué de part en part, rongé d’ulcères et qui travaillait au décollage, chez Cockerill. Il vivait d’expédients, garagiste, pianiste, un peu voyou ; il avait tenté d’embarquer Tante Lucie dans une rocambolesque entreprise de partitions et de concours de piano à Bruxelles. Quant à Marina, elle n’avait laissé à mon père qu’une seule sagesse, variante scatologique de l’Ecclésiaste, répétée en boucle : « La vie, c’est un fleuve de m… qu’on traverse à la nage, et sans tuba. »

L’affaire prend une tournure russe, excessive, généreuse, avec l’épisode du crime de lèse-majesté. Pendant la Question royale, le frère de Boris, un certain Dimitri — qui officiait à l’Ambassade comme traducteur —, aurait mené grand tapage lors d’une manifestation, en criant le poing levé : « Le roi est un perpétuel chômeur, envoyons-le travailler en usine. »

Ce cri de guerre, passé à la postérité familiale, lui aurait valu une peine de prison — à l’époque, les belgicains étaient déjà Charlie à géométrie variable — et dans mon enfance, l’anecdote revenait sous forme d’allusions, de mimiques gênées : il ne fallait pas en parler, un peu comme pendant la guerre, quand mon père allait jouer en cachette chez les Rozoum. « Ah, qu’est-ce que tu veux ? » soupirait Joséphine en roulant ses papyrochka. Ce que je voulais ? Être russe, moi aussi… M’envoler à bord d’une troïka… Ô ma Russie, un jour, tu disparaîtras dans l’espace… Tchitchikov… Gagarine… Les Frères Bogdanov — à l’époque, beaux comme des dieux —, je voulais leur ressembler, écrire de la science-fiction, porter une combinaison de cosmonaute.

Un jour, ivre de russophilie, j’improvisai une chanson, une complainte pour balalaïka, pour les partitions de Boris — j’avais dix ans : « On est des Russes… On est des Russes… Plus tard, j’serai traducteur chez les Soviets… » À cette ritournelle, mon père prit une couleur écarlate. « Imbécile !, se mit-il à hurler, les yeux hors de la tête. Ne raconte ça à personne ! Si les Soviets débarquent… Ils rafleront tout ! La maison ! La télé ! La voiture ! Plus rien ! Le communisme, c’est la misère planifiée ! »

— Allons, lui dit ma grand-mère… Calme-toi… Tu es rouge comme le pot de confitures…

Mon père n’avait pas entièrement tort. Si les Golovski avaient fui leur Marioupol natale, cela prouvait la dangerosité des Bolcheviques — à moins que Dada Boris et les siens n’aient commis des bricoles, ce qui n’aurait rien d’étonnant. Comment expliquer que le frère de Boris soit resté communiste ? Mon père eut une réponse embarrassée : « Eh bien, si tu te retrouvais en France, tu essaierais de retrouver des gens qui parlent ta langue… Son métier de traducteur, je suppose que c’était pour gagner sa vie. Le communisme, peu importait… C’est comme nous… Des apparatchiks… Des alimentaires… Tu crois que je suis socialiste ? Bien sûr que non… Mais il faut bien manger... Alors, je paie mes timbres au parti… On vit comme ça… » 

Une impossible synthèse germait dans mon esprit — des siècles plus tard, je la baptisai « gonzo-rattachisme » — ce qui allait m’attirer les foudres d’un affreux Jojo. Il fallait être anticommuniste comme De Gaulle, antiroyaliste comme Julien Lahaut et anti-flamand comme José Happart — en ce temps-là, Happart faisait encore peur, physiquement. On lui devinait un potentiel de violence… Une caricature du Pourquoi pas le montrait en Belmondo, cuir sur les épaules, magnum à la ceinture : Le Marginal. S’il n’avait pas cédé à la respectabilité, José Happart aurait pu être notre Edouard Limonov.

Chez Joséphine, Dostoïevski m’observait toujours depuis l’étagère de la bibliothèque. Calme, digne et mélancolique, il se tenait les mains croisées en une prière silencieuse. Est-il bon, est-il méchant ? Quel songe se déroulait derrière ce front socratique ? La Russie comme un rêve de steppe, un tapis volant pour les uns, des chaînes pour les autres…

Comment Dostoïevski pouvait-il admirer le Tsar après sa déportation en Sibérie ? Il le pouvait sans doute parce que les Romanov n’étaient pas les répugnants Saxe-Cobourg-Gotha. Il le pouvait parce que Mère Russie, aussi sévère était-elle, ne se réduisait pas au bagne, aux privations, au knout ; la Russie représente avant tout un peuple, une terre, une foi, bref, une culture. En comparaison, la Belgique ressemble seulement à la bête immonde du rêve d’Hippolyte dans L’Idiot : un crocodile-machine qui claque des mâchoires, qui vous gobe tout cru avant de déféquer une pâte immonde à base de bière, de frites et de mayonnaise.

Dostoïevski, je ne le compris que longtemps après, en traînant aux abords d’une Maison de la Laïcité, où je placardais des affiches pour une de mes conférences. Les gosses me huaient, des mégères me donnaient du Monsieur-le-Curé et, tandis que je me débattais avec le rouleau de papier-collant — qui, comme chacun sait, n’adhère qu’à lui-même —, une créature, avachie sur un banc, plus misérable qu’un spectre gogolien, m’apostropha d’une voix de disque rayé :

— Je suis athée, hein… On dit que c’est Dieu qui a créé l’homme… Mais ce n’est pas vrai… C’est l’homme qui a créé Dieu… Je suis athée, monsieur le curé…

Je repris mon affiche, mon scotch et déguerpis en laissant ce dernier homme nietzschéen à sa déploration. Dans sa déchéance, il se croyait plus intelligent que les autres, parce qu’il n’était plus rien, parce que l’entité belgicaine l’avait réduit à cet état semi-liquide de déculturation où il ne subsiste plus ni histoire, ni mémoire commune, juste une auto-intoxication consentie de chien qui remange son vomi, des slogans débiles qui nous empêchent de prendre conscience de la domination économique et ethnique de deux peuples étrangers, foncièrement hostiles et malveillants : la Flandre et la bourgeoisie bruxelloise.

Après la mort de Joséphine, tante Lucie reprit sa bibliothèque. Les livres dégageaient de tels remugles de tabac qu’elle les étendit sur une bâche, dans le jardin — c’était l’été. Aucun bouquiniste n’en voulait et Lucie nous déclara qu’elle avait demandé aux éboueurs de les évacuer. Parfois, je pense à ces livres, sous leur bâche, comme à un cadavre, à un corps privé d’âme — le double éthérique de cette pauvre Joséphine, enterrée avec ses secrets — et comme toujours, en Wallonie, tout disparaît sans trace, dans la fournaise de l’incinérateur, dans la gueule d’une bête immonde qui claque, claque des mâchoires : les tableaux d’Oncle Ferdy, les partitions musicales de Boris et Marina, les livres de Joséphine, mes propres livres aussi…

Tout disparaîtra... sauf la Russie.


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