Disputatio

 

Texte : Pic de la Mirandole et la cabale par Chaïm Wirszubski, traduit de l’anglais et du latin par Jean-Marc Mandosio, suivi de Considérations sur l’histoire des débuts de la cabale chrétienne, par Gershom Scholem, édition de l’Éclat, collection Philosophie imaginaire

Lorsque, au quatorzième siècle, l’idée d’une origine très ancienne de la cabale commença à se répandre dans le monde juif, il devint tentant pour les cabalistes de supposer que Jésus et ses disciples n’avaient pas seulement été des magiciens et de faiseurs de miracles, tels qu’on les décrivait dans les textes les plus anciens des Toledot Yesu, « Histoires de Jésus », mais des cabalistes véritables ; seulement, leur cabale à eux était pleine d’erreurs.

Cette thèse, par laquelle les cabalistes juifs prenaient exactement le contre-pied de la cabale chrétienne, en inversant vis-à-vis de celle-ci, l’appréciation du rapport entre cabale et christianisme, a dû exister dès 1350, et peut-être même plus tôt, dans certains milieux. Ainsi, l’érudit juif espagnol Profiat Duran raconte, dans son ouvrage antichrétien Kelimat ha-goyim, « L’Ignominie des gentils », rédigé en 1397, et dédié au philosophe Hasdaï Crescas, qu’il avait entendu exprimer cette opinion dans sa jeunesse, aussi bien de la bouche d’un talmudiste allemand que par plusieurs partisans de la cabale. Et il ajoute que, par la suite, en lisant des livres chrétiens, il avait pu vérifier la justesse de cette idée, en constatant notamment comment les apôtres Jean et Paul avaient mésinterprété le symbolisme cabalistique des sefirot, en particulier de Tiferet et de Malkhut, pour l’associer au dogme du Fils, du Verbe et du Saint-Esprit.

« Le dogme de la Trinité qu’ils rattachent fallacieusement à la Divinité est né de leur fausse compréhension de cette science [la cabale] et plus précisément de l’idée cabalistique des trois lumières : la lumière originelle, la lumière pure et la lumière rayonnante. De même, leur dogme de l’Incarnation est peut-être né du mystère de l’enveloppement [des anges dans les corps] dont parlent les cabalistes. »

Ainsi, il suffisait d’inverser la relation entre cabale et christianisme, et notons à ce propos que, sur le plan de la chronologie, les deux camps juifs et chrétiens, partagèrent longtemps l’erreur consistant à tenir la cabale pour une doctrine préchrétienne, pour passer des opinions du judaïsme orthodoxe aux thèses de la cabale chrétienne et réciproquement. La théorie des trois lumières rayonnant à partir de ‘Eyn-Sof en direction de la première séfirah apparut pour la première fois vers 1230-1250 dans un Responsum attribué à Haï Gaon, puis s’infiltra un peu partout dans la littérature cabalistique.

Les cabalistes chrétiens du dix-septième siècle s’en emparèrent sans se préoccuper des détails, pour la mettre en parallèle avec le dogme de la trinité, de la même manière que Profiat Duran. On peut se demander si la version juive de cette corrélation intime entre une doctrine cabalistique juive et un dogme chrétien n’est pas née d’un renversement dialectique de l’interprétation chrétienne sur ce point propagée par des Juifs convertis… Les sources dont nous disposons ne suffisent pas pour répondre affirmativement à cette question, mais cela ne semble nullement exclu.

Contrairement à Abner-Alphonse, qui interprétait dans un sens christianisant des textes authentiques, la cabale des apostats juifs du quinzième siècle se caractérisa par une série de falsification consistant à « corriger » les sources, partout où celles-ci ne paraissaient pas suffisamment probantes du point de vue des conclusions que l’on voulait tirer.

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