Celui qui est

 

Source : Pic de la Mirandole et la cabale par Chaïm Wirszubski, traduit de l’anglais et du latin par Jean-Marc Mandosio, suivi de Considérations sur l’histoire des débuts de la cabale chrétienne, par Gershom Scholem, édition de l’Éclat, collection Philosophie imaginaire

La présence de l’expression quodlibet est in quolibet, « tout est dans tout », dans la traduction latine des Mystères de la Loi d’Aboulafia atteste que Mithridate connaissait, directement ou indirectement, peu importe, le traité De la docte ignorance de Nicolas de Cues (1440) dont le chapitre 5 du livre II est intitulé Quodlibet in quolibet. Ce chapitre commence ainsi :

« Si tu réfléchis attentivement à ce qui a déjà été dit, il ne te sera pas difficile de voir que le fondement de la vérité de cette sentence d’Anaxagore, Tout est dans tout, est peut-être plus élevé qu’Anaxagore. »

Mais cette connaissance ne suffit pas à rendre compte de la seconde moitié de cette formule : et nihil est extra se, « et rien n’est en dehors de lui. » Pourquoi « en dehors de lui », extra se, et non, comme on s’y attendrait « en dehors de Dieu », extra Deus ? Et que signifie exactement le mot extra dans ce contexte ? On retrouve ailleurs dans les traductions de Mithridate ce nihil est extra se. Les diverses occurrences de cette formule valent la peine d’être examinées.

J’ai déjà indiqué que le même manuscrit, Vat. Ebr. 190, qui contient la version latine des Mystères de la Loi d’Aboulafia contient aussi celle des Questions sur les dix numérations de Rabbi Azriel, et que ce manuscrit a été rédigé sans solution de continuité d’un bout à l’autre. Le De secretis legis commence au f. 336v, les Quaestionnes super decem numerationibus au f.165r. Nous pouvons donc affirmer que Mithridate a traduit le traité d’Azriel peu de temps avant le livre d’Aboulafia. Pourquoi souligner ce point de chronologie ? Parce que rabbi Azriel de Gérone se trouve être le plus grand représentant juif, au dix-septième siècle, de la doctrine selon laquelle tous les opposés coïncident en Dieu.

Dans les premiers paragraphes de son traité, Azriel parle de ce que les cabalistes appellent ‘Eyn-sof. Il s’agit selon lui de l’Un indifférencié et illimité, « et rien n’existe en dehors de lui. » Cette formule hébraïque correspond exactement, comme la remarqué Scholem, au praeter eum nihil est, « rien n’existe au-delà de lui », de Jean Scot Érigène. Mais Mithridate l’a traduite par les mots nihil est extra se. On trouve sous sa plume d’autres occurrences de la même formule :

« Et s’il est sans limite, il n’y a pas d’en dehors de lui. Car toutes les numérations procèdent elles-mêmes de ‘eyn-sof, en dehors duquel rien n’existe. Et pour cette raison, donc, il ne faut pas dire que la création de la connaissance a eu lieu en lui, bien qu’il  n’y ait rien en dehors de lui. Qui me forcera à croire en ‘eyn-sof, qui n’est pas représentable par l’imagination et encore moins par le discours, bien qu’il y ait un indice de lui dans toute chose qui n’est pas en dehors de lui. Et le témoin qui témoigne qu’il y n’y a pas de voie des lettres en dehors de lui est ehye asher ehye» [je suis celui qui est, je suis qui je suis] »

Ce qui nous intéresse ici est que, dans la traduction interpolée des Mystères de la Loi d’Aboulafia, la seconde moitié de la formule quodlibet est in quolibet et nihil est extra se, est inintelligible à qui n’a pas eu sous les yeux la version latine du traité d’Azriel et son original hébreu. Il s’ensuit nécessairement que le traducteur et l’interpolateur sont une seule et même personne.

Une autre conclusion en découle, moins évidente que la précédente mais d’égale importance : la formule censée exprimer un principe fondamental de la cabale se compose de deux éléments, dont l’un est dérivé de Nicolas de Cues et l’autre d’Azriel de Gérone. On comprendrait difficilement pourquoi Mithridate les aurait assemblées s’il ne s’était pas avisé qu’ils s’accordaient parfaitement. Par conséquent, trente ans avant le traité De l’art cabalistique de Johann Reuchlin, Flavius Mithridate s’était rendu compte que les doctrines de Nicolas de Cues et d’Azriel de Gérone sur la coïncidence des opposés en Dieu étaient similaires ou du moins compatibles.

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