Source : La Sensation de déjà vu par Rémo Bodéi, éditions du Seuil, collection La Librairie du vingt-et-unième siècle.
Le 19 novembre 1819, le docteur Arthur Ladbroke Wigen,
en bon et fidèle sujet britannique, assiste avec émotion à l’enterrement de la
princesse Charlotte, morte ainsi que son fils pendant l’accouchement. Au moment
où le cercueil de la reine désignée d’Angleterre descend lentement dans la
crypte, Wigen est frappé par une sensation étrange et troublante ; il est
accablé « non seulement par l’impression, mais par la conviction d’avoir
vu la scène tout entière dans une impression précédente. »
En 1820, ayant effectué l’autopsie d’un ami qui lui
était cher, Wigan se rend compte avec étonnement que celui-ci a vécu
normalement avec un seul hémisphère cérébral, et il en déduit qu’un seul
hémisphère suffit à soutenir entièrement la vie spirituelle de tout être
humain. Après avoir examiné différents cas analogues, dans son ouvrage de 1844,
The Duality of the Mind, il avance à la fin l’hypothèse selon laquelle
le cerveau, tout comme d’autres organes doubles, tels les poumons ou les reins,
a une nature symétrique.
Des processus de pensée séparés peuvent donc être
conduits de manière asynchrone par chacun des deux hémisphères. Dans ce cadre,
le déjà vu, rapporté au « sentiment of pre-existence », est
ainsi décrit : « C’est une impression soudaine que la scène à
laquelle nous venons d’assister à l’instant, bien qu’en raison des
circonstances elle n’ait pas pu être vue précédemment, s’est déjà trouvée sous
nos yeux une autre fois, avec les mêmes personnes qui conversaient, qui
exprimaient les mêmes sentiments, dans les mêmes termes. Les attitudes, les
expressions, les gestes, les sons des voix ; il nous semble que nous
reconnaissons tout et que tout cela attire notre attention pour la seconde
fois », ce qui produit une étrange sensation perturbante.
Grâce à Wigan, le déjà vu se transforme bien vite en
une sorte d’aimant culturel partout en Europe et aux États-Unis, à différents
titres, l’attention des auteurs les plus divers et trouve des descriptions
poétiques et des explications philosophiques ou scientifiques variées, mais
toutes liées par la fascination pour une expérience qui, à bien des égards
marginale et évanescente, semble cependant garder des significations cachées et
ouvrir la porte à la solution d’autres problèmes, tout en amenant aussi à se
demander s’il est permis d’en tirer des conséquences de plus vaste portée, en
raison de la faiblesse de sa consistance, de sa durée et de sa détermination.
La théorie de Wigan, suivie plus tard par Jackson et
par Pick, selon lequel le phénomène aurait lieu une ou deux fois par ans,
connaît une grande notoriété tout au long de la seconde moitié du dix-neuvième
siècle et jusqu’à la Grande Guerre. Tombée dans l’oubli pendant quelques
décennies, elle reprend de la vigueur dans la seconde moitié du vingtième
siècle. Robert Efron attribue à nouveau le déjà vu à un manque de
synchronisation des hémisphères cérébraux, dont l’un percevait inconsciemment
la scène première avant l’autre, si bine que le second la considérait comme un
souvenir de la perception en acte.
Et Roger Sperry obtient le prix Nobel avec ses travaux sur le « split-brain patients », les patients dont les hémisphères ont été chirurgicalement séparés pour prévenir des attaques d’épilepsie et qui se comportent de manière contradictoire, comme s’ils avaient deux volontés ou deux intelligences, et donc, en déduit-on, deux temps, ne communiquant pas.
Commentaires
Enregistrer un commentaire