Abaddon

 

Source : Apocalypses et cosmologie du salut par Pierre de Martin de Viviès, éditions du Cerf, collection Lectio Divina.

« À leur tête, comme roi, elles ont l’Ange de l’Abîme ; il s’appelle Abaddôn [ou Apollyôn] »

Étymologiquement, le terme abussos désigne une fosse, un lieu profond. Il s’agit très certainement ici d’un lieu infra-terrestre. Le vocabulaire concernant les déplacements est significatif. Ce qui est dans l’abîme doit monter pour atteindre le plan terrestre. Le chapitre 9 de l’Apocalypse évoque également le puits (phréar) de l’abîme, ce qui indique bien que ce lieu est à chercher dans les profondeurs de la terre. S’agit-il d’une division du cosmos en trois plans distincts, le ciel, la terre, l’abîme, ou l’abîme peut-il être considéré comme le sous-sol du plan terrestre ? Un léger indice plaide en faveur de la seconde hypothèse. En effet, dans les deux passages de l’Apocalypse qui utilisent ce terme, il est question de verrouillage de l’abîme.

En 9.1, c’est à un ange, probablement hostile, qu’est remise la clé de l’abîme. En 20.1, c’est l’ange geôlier qui possède cette clé. Le passage entre l’abîme et la terre semble naturellement possible si bien qu’il a fallu instaurer un verrouillage particulier pour empêcher la communication entre ces deux domaines. Dans la représentation de l’auteur, l’abîme apparaît donc comme une sorte de dépendance du plan terrestre, une cave, un sous-sol, dont l’accès est défendu par une porte fermée à clef. Ce type de vocabulaire diffère radicalement de celui employé pour parler des communications entre le ciel et la terre.

Le chapitre 9 précise également qui sont les habitants de ce domaine. Il y a d’une part ces sauterelles monstrueuses, dont la description indique clairement qu’il ne s’agit pas d’insectes « naturels » comme avaient pu l’être les sauterelles attaquant l’Égypte lors de l’Exode ou celles évoquées dans le Livre de Joël et qui n’étaient intéressées que par la végétation. En revanche, dans la relecture des plaies de l’Exode du livre de la Sagesse, les sauterelles sont devenues des animaux à la morsure mortelle. 

Dans l’Apocalypse, les sauterelles possèdent des queues de scorpions. Cette description est également significative : le scorpion est un animal constamment hostile à l’homme, proche parent en cela du serpent, mais dont la morsure est légèrement moins dangereuse. Dans ce passage du chapitre 9, la piqûre des sauterelles est douloureuse, mais non mortelle. Ce sont des instruments de torture, non des vecteurs de mort. Ces sauterelles ne sont que la représentation de créatures démoniaques hostiles à l’homme, mais moins dangereuses que le dragon/serpent en personne.

Cette nature démoniaque de sauterelles est confirmée par un second élément. Ces insectes fantastiques possèdent un monarque (9, 11) de sorte que désormais le doute n’est plus permis : les habitants de l’abîme sont des anges. Leur chef est également un ange, l’ange de l’abîme qui peut être fidèle au Seigneur, mais dont les troupes sont chargées de châtier l’humanité dans le cadre de l’exécution d’un jugement divin. Cet ange serait alors assez comparable à Uriel du Livre d’Hénoch, l’ange préposé au Tartare. Mais le nom de l’ange est-il compatible avec cette interprétation ? Le nom hébreu est Abadon, il ne se retrouve que dans les psaumes et les livres sapientiaux. Il désigne alors le séjour des morts, la tombe. Le Livre de Job lui donne toutefois une stature plus personnelle (Jb 28, 22)

Le verset 11 donne ensuite une traduction grecque du terme hébreu. Ce n’est peut-être pas seulement pour faciliter la compréhension des lecteurs peu familiers de l’hébreu. L’auteur aurait dans ce cas donné la traduction littérale de la Septante et proposé le substantif apôleia. Mais l’auteur préfère le participe Apollûon qui contribue bien sûr à affirmer le caractère personnel de cette figure. De très nombreux commentaires ont noté la similitude avec le dieu grec Apollon, et ce d’autant plus qu’Eschyle fait dériver le nom de ce dieu de la racine apollumi. Les sauterelles et leur chef s’en prennent explicitement aux hommes qui ne portent pas sur leur front le sceau de Dieu. La fonction de cet ange ressemble alors à celui de l’ange exterminateur chargé de mettre à mort les premiers-nés.

Les sauterelles et leur chef sont soumis aux ordres de Dieu. Il est en revanche difficile de préciser si cette soumission procède d’une fidélité au Seigneur ou si elle est conditionnée par un élément de contrainte. S’il s’agissait d’un ange fidèle, pourquoi faudrait-il qu’il soit maintenu sous clef dans l’abîme ? L’image de l’astre tombé du ciel évoque plus l’expulsion d’un élément rebelle que la descente d’un serviteur de Dieu. C’est donc par cet intermédiaire douteux que le chef des sauterelles retrouve temporairement la liberté.

Ainsi, l’abîme est le lieu de rétention des puissances angéliques dangereuses. C’est cette dangerosité qui rend précisément nécessaire leur détention. Leur libération ne peut être conçue que comme temporaire et soumise à un contrôle strict. L’abîme est donc un lieu de choix pour la détention du dragon. L’auteur dispose dans sa cosmologie d’un emplacement parfaitement adapté à son sujet : un lieu de détention qui permet d’isoler la terre des puissances angéliques dangereuses. L’ouverture et la fermeture de cette prison restent sous contrôle divin.

Le thème de l’emprisonnement des anges rebelles n’a rien de nouveau : il est déjà présent dans la littérature canonique et dans de multiples textes extra-testamentaires. Cet emprisonnement est conçu comme une sorte de détention préventive en attente d’un jugement. L’Apocalypse introduit un thème complexe en évoquant au terme de cette détention, non pas un jugement immédiat, mais une libération du dragon.

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