36 secrets

 

Source : Pic de la Mirandole et la cabale par Chaïm Wirszubski, traduit de l’anglais et du latin par Jean-Marc Mandosio, suivi de Considérations sur l’histoire des débuts de la cabale chrétienne, par Gershom Scholem, édition de l’Éclat, collection Philosophie imaginaire.

Quiconque s’intéresse aux idées cabalistiques de Pic doit connaître toutes les traductions qu’il a lues, et aucun lecteur de ces traductions ne peut oublier l’existence de leur auteur : Flavius Mithridate, en effet, s’interpose constamment, non seulement à travers ses nombreuses parenthèses et ses fréquentes notes marginales, mais dans le corps même de ses traductions.

C’était un traducteur compétent mais arbitraire, et ses opinions, ses préoccupations, ses humeurs et ses caprices ne s’y manifestent pas moins que son talent et son érudition. Jusqu’à une date récente, Mithridate n’était connu que comme excellent professeur de langues orientales et traducteur du grec, de l’arabe et de l’hébreu. De nouvelles recherches ont mis en lumière un fait insoupçonné : le traducteur auquel Pic avait commandité des traductions de textes cabalistiques fut dans une certaine mesure son précurseur quant à l’idée selon laquelle la tradition ésotérique des Juifs confirmait le christianisme.

Les traductions qui permirent à Pic de se familiariser avec la cabale n’étaient pas pour Mithridate un simple travail alimentaire, même si cet aspect n’est pas à négliger. Il y a des différences significatives de contenu, de ton et de présentation entre les traductions latines de Mithridate qui nous sont parvenues et les originaux hébreux. Toutes ces différences n’ont pas d’égale importante. Certaines d’entre elles, toutefois, ont pesé, d’une façon ou d’une autre, tant sur la doctrine exprimée dans telle ou telle conclusion que sur les idées cabalistiques de Pic considérées dans leur ensemble. C’est pourquoi il est indispensable d’examiner ces traductions en détail avant d’étudier la seconde série de « conclusions cabalistiques » où Pic expose son « opinion personnelle. »

Avant Mithridate, personne, pour autant que l’on sache n’avait jamais entrepris de traduire en latin une grande quantité de textes cabalistiques. Il lui a donc fallu inventer un moyen de transposer la cabale sous une forme intelligible, tâche ingrate, dont, dans l’ensemble, il s’est remarquablement acquitté. Sa compétence de traducteur et ses connaissances doctrinales lui permirent de réaliser des traductions à la fois lisibles et littérales d’un vaste corpus de textes, rarement faciles et parfois extrêmement difficiles à comprendre. À cette dernière catégorie appartiennent les œuvres d’Abraham Aboulafia, qui constituent la source la plus importante, après Recanati, pour l’élucidation de la cabale de Pic.

J’insiste sur le fait que les traductions de ces textes difficiles sont, interpolations mises à part, particulièrement bonnes. Divers indices montrent qu’Aboulafia était sans doute l’auteur favori du traducteur. Dans ses parenthèses, Mithridate fait preuve d’une totale absence de respect envers les choses et les gens dont il parle, la seule exception étant, à ma connaissance, Aboulafia. Vers la fin de la deuxième partie de son traité Les Mystères de la Loi, De secretis Legis, ce dernier écrit : « Et celui qui m’a dirigé vers lui te dirigera aussi pour que tu parviennes à ce degré [de connaissance] et que tu saches pourquoi le Seigneur a béni Abraham avec tout. [Genèse 24.1] Mithridate commente :

« Sache, cher Pic, qu’il [Aboulafia] n’a pas voulu parler ici seulement du patriarche Abraham, mais aussi de lui-même car il s’appelait ainsi et ce fut véritablement un grand homme. »

L’incipit de la traduction latine du livre d’Aboulafia mérite également d’être souligné : « Ici commence le livre sur les secrets de la Loi qu’a composé Abraham [sans doute Aboulafia] à propos des trente-six secrets… » L’identification correcte du nom de l’auteur suppose une fréquentation préalable de ce dernier et de son œuvre. On peut raisonnablement penser que Mithridate avait étudié celle-ci avec son père, Nissim Abu ‘l-Faradj, en Sicile, avant sa conversion au christianisme. Il lui arrive de rappeler qu’il avait eu connaissance, à Palerme, des traditions locales concernant Aboulafia. Dans la partie de son traité où il examine la question de la création ou de la préexistence des choses, que « le nombre d’années de ce monde est aujourd’hui pour nous de 5040 ans [1280 après Jésus-Christ] Dans la marge, Mithridate note : 

« Je sais que cet auteur a accompli beaucoup de prodiges à Palerme cette année-là et il est extraordinairement célébré par les écrits des Juifs de Palerme en Sicile : je sais quels sont ces prodiges. »

Ce qui rend les textes d’Aboulafia particulièrement ardus est qu’il procède par associations d’idées et qu’il écrit dans un style allusif, voire crypté : il pense et s’exprime sous la forme d’équations isopséphiques qui sont rarement explicitées. Ces textes deviennent lisibles dans la traduction de Mithridate, parce qu’il y a inséré ses propres interprétations des spéculations d’Aboulafia fondées sur la guématrie ou isopséphie. Il y en a des centaines ; la plupart sont faciles et triviales, mais certaines exigent une connaissance spécialisée. Mithridate était très fier de sa compréhension des spéculations isopséphiques, et je pense que la maîtrise de la gématrie était bel et bien son point fort.

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