Pris sur Academia.edu. Au miroir de la face de
Dieu : caractéristiques énochiennes de l’Exagogé d’Ezéchiel le
Tragique par Andréi Orlov, traduction de l’anglais par Ènocint
catwace, no copyright infringement intended.
Je commande à
la nuit de déchirer ses voiles / Ma bouche par leur nom a compté les étoiles.
— Alfred de
Vigny : Moïse
*
Le Seigneur
des mondes avertit Moïse qu’il ne pouvait contempler sa face. Car il est
écrit : prends garde à sa face… il est le prince qui se prénomme Métatron
— [Paul
Schäfer] : Synopse zur Hekhalot Literatur
*
Introduction.
Sefer Hekhalot : ce corpus connu des exégètes sous le titre 3 Énoch
ou Livre des Palais célestes est un des plus importants compendiums de
la mystique juive et nous présente un exemple frappant de réinterprétation du
canon de la réception de la Loi par Moïse. Dans ce recueil, l’Ange du plus haut
niveau, Métatron, associé au septième patriarche antédiluvien Énoch, nous est
décrit comme le révélateur de la Loi au prophète à qui il fait visiter ses
demeures célestes. Moïse délivre la révélation prodiguée par Énoch-Métatron à
Josué et à d’autres personnages de l’Ancien Testament en une chaîne de
transmission orale qui nous est connue d’après le corpus mishnaïque des Prières
des Pères ou Pirke Avot.
Le scripteur des Palais procède toutefois à une
réécriture des Prophètes en situant le début de leur tradition sous l’égide d’Énoch
Métatron, considéré comme le révélateur initial. Ce choix qui s’oppose et
rivalise avec celui de Moïse n’a rien d’une coïncidence et constitue un repère
dans une tradition théologique ancestrale qui remonte à l’époque où le Second
Temple était encore debout et qui renvoie à une autre rivalité, celle qui
oppose le fils de Jared ou fils d’Amram.
Ce n’est que récemment que l’exégèse a pris davantage
conscience de la complexité de cette période de lutte pour le pouvoir et de
reconnaissance sacerdotale et des clans et factions qui s’opposaient alors. Cette
atmosphère de compétition a engendré une série de personnages de médiateur :
outre des figures habituelles comme Moïse, on y trouve Adam, Abel, Énoch, Noé,
Sham, Melchisédech, et Abraham. L’exégèse contemporaine connaît mieux à présent
les tribulations de la fin de l’ère du Second Temple, lorsque la tradition de
la révélation mosaïque et le monopole sacerdotal qui en découlaient subirent de
violentes attaques de courants spéculatifs qui remettaient en question la
filiation mosaïque, cherchant une origine dans les premiers documents
énochiens, comme quoi le septième patriarche antédiluvien aurait été le
véritable détenteur d’une Tradition bien antérieure à Moïse.
Dans ce paradigme concurrent, Énoch était décrit comme
un intercesseur ayant reçu de Dieu une Révélation supérieure à celle reçue par
le fils d’Abraham dans le désert. Le choix d’un personnage protologique comme Énoch
n’est pas une coïncidence : ce héros premier fut associé aux révélations
divines bien avant que le prophète hébreu ne monte sur le Sinaï. D’autre part,
les conditions de réceptions énochiennes sont bien plus spirituelles que celle
du narratif vétérotestamentaire. Si Moïse a reçu la Loi depuis le buisson
ardent, sur Terre, Énoch la reçoit depuis le royaume céleste, instruit par les
anges et par Dieu en personne. Dans le narratif biblique, c’est le Seigneur qui
descend vers Moïse et qui l’initie à la sagesse alors qu’Énoch s’élève jusqu’au
royaume divin et contemple le Trône de Gloire. On voit qui est le plus fort.
Dans ce contexte concurrentiel, un tel défi ne pouvait
pas ne pas être relevé par les gardiens du Temple d’autant que la figure d’Énoch
n’était pas isolée et qu’il existait une tendance à héroïser d’autres
personnages pseudépigraphiques. Une des illustrations les plus significatives
de cette interaction polémique entre Moïse et les traditions énochiennes a
survécu sous la forme d’un texte intitulé Exagogé, attribué à Ezéchiel
le Tragique et qui décrit la révélation du prophète sur le Sinaï comme son
couronnement céleste. L’Exagogé dote le Moïse biblique de
caractéristiques qui le rapprochent d’Énoch. Le Praeparatio evangelica
d’Eusèbe de Césarée contient des fragments où nous pouvons lire — Exagogé
67-90.
Moïse : j’eus la vision d’un trône de majesté au
sommet du mont Sinaï et il atteignait les nuages dans le ciel. Une haute figure
y était assise, portant une couronne et un énorme sceptre dans sa main gauche.
Il me fit signe de la main droite et je l’approchai et je m’inclinai devant le
trône. Il me présenta son sceptre et m’enjoignit à m’asseoir sur le trône de
majesté ; ensuite, il me présenta une couronne royale et se leva du trône.
Je contemplai l’ensemble de la terre tout autour de nous et je vis sous mes
pieds le sol et au-dessus de moi, les cieux. Des myriades d’étoiles tombèrent
devant moi et je pus toutes les conter. Elles défilaient devant moi comme des
armées de soldats. Ensuite, je m’éveillai en tremblant.
Raguel : Mon ami, il s’agit d’un signe favorable
de Dieu. Puissé-je vivre pour voir le jour où ces choses s’accompliront. Tu
établiras un trône de majesté, tu deviendras le juge et guide des hommes. Il en
ira comme de ta vision de la Terre entière, le monde d’en bas, et des
Cieux ; cela veut dire que tu verras ce qui est, ce qui fut et ce qui
sera.
Selon Wayne Meeks, cette citation reprise d’Eusèbe par
l’historien romain Alexandre Polyhistor (100-75 avant Jésus-Christ) attesterait
de la présence de traditions énochiennes alternatives dès le deuxième siècle
avant Jésus-Christ : plusieurs détails de ce narratif nous suggèrent que
son auteur connaissait cette même littérature. Dans les lignes qui suivent,
j’enquêterai sur les relations possibles entre l’Exagogé et la tradition
énochienne.
Rêves et oniromancie.
La première caractéristique frappante de l’Exagogé
est que la rencontre sur le Sinaï ne se déroule pas comme une expérience en
corps, dans la réalité ordinaire, mais sous forme de vision onirique. Cette
perspective d’oniromancie est typique du corpus énochien. Dans Le Livre des
Veilleurs (1 Énoch 13 :7-9a) Énoch dit : « Et je me
rendis auprès des Eaux de Dan, à Dan qui se situe au sud-ouest d’Hermon :
et je pris connaissance de leurs doléances jusqu’à ce que je m’endorme
et j’eus un rêve qui me vint et une vision me submergea et je vis une image de
colère. »
D’autres extraits tendent à prouver que ces visions se
produisirent tout au long de la vie du prophète, peut-être dès son enfance,
dans la maison de son grand-père Malalel. D’autres développements oniriques
apparaissent dans le Livre des Jubilées et dans le Livre des Géants.
En Jubilées 4 :19, Énoch a une vision où l’histoire de l’humanité lui est
montrée jusqu’à sa consommation eschatologique : « Quand il [Énoch]
s’endormit il reçut une vision sur tout ce qui arriva et tout ce qui
arrivera, comment les choses auront lieu pour l’humanité depuis son origine
jusqu’au jour du Jugement. »
En 1. Énoch 14, on peut également lire à propos
de la vision du Kavod, c’est-à-dire la Gloire du Seigneur : « Voici
le livre des paroles de justice, et de la réprimande des Veilleurs, qui
appartient au monde, selon les mots du Très-Saint et du Très haut, comme il me
l’a ordonné dans la vision. Je le vis dans mon rêve, je parle à présent
avec une langue de chair et avec le souffle que le Tout Puissant a placé dans
la bouche des hommes pour qu’ils puissent converser. »
L’interprétation de Raguel qui suit immédiatement la
vision onirique de Moïse se présente comme une forme typique de mantique du
rêve et il est tout à fait remarquable que la rencontre sur le Sinaï telle que
la rapporte l’Exagogé se veut explicitement la description d’événements
à venir, une anticipation de la gloire et des hauts faits qu’accomplira le
patriarche. Cette perspective prophétique est habituelle dans la littérature
énochienne où la Révélation du Sinaï est décrite comme à venir, afin de
préserver le caractère antédiluvien de la narration. Ainsi, dans l’Apocalypse
des Animaux (1. Énoch 85-90), Énoch reçoit une révélation onirique dans
laquelle l’histoire des Israélites se déploie au travers de descriptions
zoomorphiques, notamment l’ascension d’une montagne spirituelle par des moutons
qui symbolisent la future épreuve de Moïse.
Ascension céleste.
Il faut noter que le trône sur la montagne est un topos
répandu dans la littérature des Veilleurs, par exemple en 1. Énoch
18 :6-8 : « Et j’allai vers le Sud et le ciel brûlait nuit et
jour, là où il y avait sept montagnes de pierre précieuses… au milieu, une
montagne atteignait le ciel, comme un trône du Seigneur, elle était
d’antimoine, et le sommet était de saphir » ; en 1. Énoch
24 :3 : « Et il y avait une septième montagne au milieu et à
leur sommet, ils siégeaient comme sur un trône et des arbres qui embaumaient
les entouraient » ; en 1 Énoch 25 :3 : « Et il
me répondit, en disant : cette haute montagne que tu vois, dont le sommet
est comme le trône du Seigneur, elle est le trône où le Très-Haut et le
Très-Saint, le Seigneur de Gloire, le Roi éternel siégera quand il descendra
pour visiter la terre une fois pour toutes. »
D’autre part, la vision du prophète sous forme de
voyage céleste requiert la présence d’un intercesseur, l’angelus interpres,
dont le rôle est d’assister le sage dans l’appréhension d’une réalité
supérieure, mission ici dévolue à Raguel dont l’omniscience herméneutique
rappelle la fonction de conseiller remplie par l’ange Uriel qui aide le
septième patriarche antédiluvien à surmonter sa peur initiale et à distinguer
le sens exact de la révélation.
On peut décrire Raguel comme un adjuvent surnaturel de
l’Exagogé ; c’est ce qui ressort de son attitude et de ses
connaissances surprenantes qui dépassent même ce que le prophète voit. Fait
remarquable et qui fait pencher un peu plus en faveur de l’interprétation
angélique : il est tout à fait inhabituel dans la tradition juive que ce soit
un non-juif qui interprète les rêves d’un juif. Ainsi, dans son exégèse de l’Exagogé,
Howard Jacobson observe que « nulle part dans la bible, un non-juif
n’interprète symboliquement les rêves d’un juif… de tels rêves sont soit
interprétés par le rêveur lui-même, comme le rêve de Joseph, ou par une
autorité divine, comme en Daniel 8. »
Néanmoins, il n’est pas rare que cette mission soit
accomplie par des créatures célestes, ce qui semble donc bien être le cas de
Raguel. À la lumière de ces considérations, nous pouvons envisager que
l’adresse de Raguel, dans la dernière partie, vaut, au moins structurellement,
comme la suite de la vision qui précède. Un détail nous l’indique : au
début de son interprétation, Raguel appelle Moïse Xénos, terme grec que
l’on peut rendre par « étranger » mais aussi par « hôte »,
et dont l’ambiguïté souligne le caractère extra-terrestre du royaume auquel
appartient Raguel.
Savoir ésotérique.
La rivalité entre la tradition énochienne et
abrahamique s’articule autour de la primauté et de l’antériorité de la
Révélation. L’auteur de l’Exagogé cherche à remettre en question la
prééminence du corpus énochien quant à son importance ésotérique mais aussi à
souligner la supériorité du prophète sur le patriarche mosaïque ; Énoch
l’emporte par sa connaissance des mystères des cieux et de la terre. Ainsi, en Exagogé
85, Raguel dit au mystique que sa vision du monde d’en haut et du monde d’en
bas implique qu’il voit ce qui est, ce qui a été et ce qui sera.
Selon Wayne Meeks, cette formule rappelle Sifre
Zutta 84 où il est dit « ce qui est en haut et ce qui est en
bas ; ce qui est devant et ce qui est derrière ; ce qui fut et ce qui
sera » ; une sentence qui désigne traditionnellement le savoir
secret. D’autre part, Meeks attire aussi l’attention sur Mishna Hagiga
2:1 [où il est dit aux rabbins de n’enseigner les doctrines mystiques de la
création et du chariot qu’à un seul étudiant à la fois] qui s’exprime de
manière assez proche de l’Exagogé : « Quiconque
consacre sa pensée à ces quatre choses, mieux aurait valu pour lui de ne pas
naître : qu’est-ce qui est en haut ? qu’est-ce qui est en bas ?
qu’est-ce qui était avant le temps ? qu’est-ce qui sera dans
l’au-delà ? »
Il est possible que la formule de M. Hag 2:1 et
Exagogé 85 puisent aux mêmes racines énochiennes : la médiation
ésotérique du patriarche englobe les dimensions spatiales essentielles du
royaume d’en haut et d’en bas, ainsi que les frontières temporelles des ères proto-logiques
et apocalyptiques. Les fonctions attribuées au Patriarche incluent une vaste
gamme : dans le Livre des Veilleurs, il assiste aux réunions des
anges fidèles dans les régions inférieures, joue un rôle de pacificateur entre
les anges déchus et les géants, assiste la génération d’après le Déluge tout en
servant de témoin au Jugement de la fin des temps, ce qui délimite les deux
extrémités de son champ d’action, à la fois historique et eschatologique.
Dans le corpus énochien, on peut également trouver le
substrat originel de la formule mishnaïque. Ainsi, dans le Livres des
Paraboles, en 1 Énoch 59-60, à propos des secrets des phénomènes célestes,
l’angelus interpres révèle à Énoch le secret « premier et ultime au
ciel, dans les hauteurs, et sous le sol desséché. »
Énoch possède donc un savoir ésotérique, ce qu’atteste
toute la tradition dans laquelle il s’insère, mais qu’on retrouvera dans les
spéculations rabbiniques ultérieures sur l’après-vie et les transmigrations du
héros antédiluvien, y compris le Sefer Hekhalot, déjà mentionné, et qui
décrit Énoch Métatron instruit par Dieu de « la sapience de ceux d’en haut
et de ceux d’en bas, la sapience de ce monde et ce celui qui vient. »
À la lumière des extraits cités de l’Exagogé,
il se peut que son auteur, familier des formes primitives de Mishna, tente de
modeler la révélation mosaïque sous une forme analogue à celle du corpus
énochien.
Homologie céleste.
L’intronisation de Moïse au plus haut des cieux et sa
réception des regalia ont souvent été interprétés comme une divinisation du
prophète lui-même. Selon l’exégèse de Pieter van der Horst, Moïse devient une
hypostase de Dieu lui-même : cet hapax d’un Dieu abandonnant le trône pour
en confier l’occupation à un mortel a longtemps intrigué les historiens.
Selon moi, l’hypothèse d’une régence ne résout pas
entièrement le problème : dans la tradition juive, le régent, par exemple
Métatron, dispose de son propre trône qui fait office de substitut au trône
divin. L’identification du prophète au divin s’explique moins par la régence
que par la gémelléité céleste ou l’homologie. Avant d’enquêter sur ce concept
dans l’Exagogé, il nous faut retrouver l’arrière-plan de cette tradition
dans le corpus énochien.
De nombreux commentateurs ont observé que le Chapitre
71 du Livre des Paraboles développe le motif d’un jumeau céleste du Fils
de l’Homme, en la personne d’Énoch, figure messianique portée sur le trône.
Pourtant, dans les chapitres précédents, le Fils de l’Homme se distingue
d’Énoch avant d’être identifié au patriarche en 1 Énoch 71. Selon James
VanderKam, ce paradoxe s’explique par l’idée qu’une créature de chair et de
sang peut avoir un homologue céleste. Ainsi, dans la tradition de Jacob, les
qualités du patriarche sont gravées dans les cieux.
Que le mystique n’aie pas connaissance de sa propre
identité céleste est une notion qui apparaît également dans le pseudépigraphe
La Prière de Joseph où Jacob est identifié avec son jumeau céleste,
l’ange d’Israël. La référence de VanderKam à la tradition de Jacob n’est pas
une coïncidence : on en trouve trace dans de nombreux textes targoumiques comme
le Pseudo-Jonathan en Genèse 28 :12.
« Il [Jacob] eut un rêve et il vit une
échelle qui reposait sur terre et dont le sommet atteignait les cieux… des
anges montaient ce jour jusqu’aux cieux et disaient : viens et vois Jacob
le Pieux, toi dont l’image est gravée sur le Trône de Gloire que tu souhaites
contempler. »
Cette gravure implique une proximité au Kavod dont le
Trône est le siège anthropomorphique de la divinité — l’être du mystique se
reflétant dans la face divine comme dans un miroir. Selon certains exégètes,
dans la tradition de Jacob, son image n’est parfois pas seulement gravée, mais
carrément assise sur le trône ; selon Jarl Fossum, ce serait là le motif
originel.
Compte tenu de ce qui précède, il se pourrait que l’Exagogé
d’Ezéchiel rejoigne cette tradition : Moïse a la vision d’un « homme
noble » qui porte une couronne et un sceptre dans la main gauche, assis
sur un vaste trône. Au cours de l’initiation du mystique, les attributs de
l’homme noble, y compris la couronne et le sceptre, sont transférés à Moïse qui
reçoit l’instruction de s’asseoir sur le trône autrefois occupé par l’homme
noble, ce qui achève le processus d’identification ou de substitution. Moïse
reçoit cette vision dans un songe dont il dit se réveiller dans la terreur,
motif typique de la littérature énochienne.
Il se pourrait que les auteurs de l’Exagogé
aient eu connaissance d’autres traditions que celles du Livre des Paraboles,
tout comme ne peut être exclue l’influence des traditions proto-énochienne de
Mésopotamie où le rôle d’Énoch est tenu par le roi Enmenduranki, porté sur le
trône au sein d’une assemblée de dieux. Selon Pieter van der Horst, « au
cours de l’ère préchrétienne, il existait sans doute des traditions rivales entre
Énoch et Moïse qui les représentaient sur le trône, synthronoi theou,
mais ces représentations furent supprimées par la suite par les rabbins, pour
des raisons évidentes. »
Étoiles et anges déchus.
L’Exagogé décrit Moïse comme un maître des
étoiles. Les corps célestes tombent à ses pieds et paradent devant lui comme
une armée. De telles descriptions « astronomiques » sont étrangères à
la tradition mosaïque et biblique, mais les préoccupations cosmologiques du
septième patriarche antédiluvien sont, elles, bien connues et représentent un
sujet essentiel des révélations des premiers textes énochien comme Le Livre
des Écrits astronomiques et le Livre des Veilleurs dans lequel le
patriarche est décrit comme un dénombreur d’étoiles.
La littérature énochienne et merkavienne ultérieure
prouve que la maîtrise du patriarche dans la mesure et le compte des phénomènes
célestes et terrestres prépare la voie à son élévation au rang de régent de la
divinité qui exerce son autorité et son savoir sur « l’ordre des choses
créées. » En Énoch 40 :2-4, on peut lire : « Je sais
tout et j’ai tout consigné dans des livres, les cieux, leurs limites et ce
qu’ils contiennent. J’ai mesuré toutes les armées et leurs mouvements. Et j’ai
dénombré toutes les étoiles et les myriades innombrables. Quel être humain peut
voir leurs orbes et leurs périodes ? Pas même les anges ne connaissent
leur nombre, mais, moi, j’ai écrit tous leurs noms. »
L’image des étoiles qui tombent aux pieds
de Moïse correspond à la thématique énochienne où les anges déchus sont
souvent décrits comme des étoiles. L’Apocalypse des Animaux décrit
la descente des Veilleurs dans une pluie d’étoiles : « J’ai levé
la tête vers le ciel et j’ai vu une étoile se décrocher et tomber… j’eus encore
une vision et je regardai le ciel et je vis un grand nombre d’étoiles et
comment elles chutaient… » (1 Énoch 86)
Si les étoiles de l’Exagogé désignent des anges
et plus précisément des anges déchus, cette génuflexion devant Moïse rappelle
les développements énochiens à propos d’hommages angéliques face à un mystique,
en particulier dans le corpus tardif, de la période rabbinique, par exemple le Sefer
Hekhalot, où nous rencontrons ce passage :
R. Ismaël dit : J’ai dit à Métatron : Tu es
plus grand que tous les princes, plus saints que tous les anges, plus aimé que
tous les prêtres… pourquoi alors les cieux t’appellent-ils « le
Jeune » ? Il répondit : Parce que je suis Énoch, fils de Jared…
le Très-Saint béni soit-Il m’a élu dans les cieux comme prince et souverain des
anges à son service. Ensuite, trois de ces anges, Uzzah, Azzah, Aza’el, sont
venus déposer leurs charges à mes pieds dans les hauteurs célestes et ils ont
dit devant le Très-Saint béni soit-Il, « Seigneur de l’Univers, les
premiers ne t’ont-ils pas donné un bon conseil lorsqu’ils te dirent : ne
créée pas l’homme… » Puis, une fois qu’ils se furent tous relevés, ils
vinrent à moi et se prosternèrent en disant : « Joie sur toi, sur des
parents, le Créateur t’a élu. » Car j’étais jeune en leur compagnie et je
le suis encore plus dans les jours et les mois et les années et c’est ainsi
qu’ils m’appellent Jeune.
Énoch-Métatron reçoit les hommages d’anges dont les
noms, Uzzah, Azzah, Aza’el, rappellent ceux des anges déchus de la tradition
énochienne antérieure que L’Apocalypse des Animaux attribue sous forme
zoomorphique aux étoiles. La tradition de la vénération angélique s’enracine
dans 2. Énoch 22 lorsque le Seigneur demande à Énoch de se tenir devant Sa Face
et commande aux cohortes angéliques de vénérer le patriarche.
« Qu’Énoch nous rejoigne et se tienne
éternellement devant ma face » à quoi les anges répondent :
« Qu’Énoch soit doté selon ta volonté, ô Seigneur. » En 2 Énoch
7:3, Énoch est emporté au deuxième ciel où le patriarche voit les anges en
attente de leur jugement : « ceux qui se sont détournés du
Seigneur, qui refusèrent d’obéir à ses commandements, et qui complotèrent et
qui s’enfuirent avec leur prince et avec ceux qui sont enfermés au cinquième
ciel. » L’histoire se poursuit avec la prosternation des anges devant Énoch
afin qu’il intercède en leur faveur : « Homme de Dieu, prie pour
nous devant le Seigneur. »
La vénération angélique trouve ses origines dans la
tradition adamique, mais celle des anges déchus semble un développement propre
au corpus énochien. De plus, il semble que le motif initial de ce
développement, « les anges tombent à ses pieds » soit déjà présent
dans les livres énochiens les plus anciens, y compris Le Livre des Veilleurs,
où les anges déchus approchent le patriarche pour invoquer son aide et son
intercession.
Transfiguration.
Dans le corpus du Second temple, la transformation du
prophète en son homologue céleste implique un changement d’apparence physique.
Cela peut avoir lieu en rêve, comme dans Le Livre des Paraboles ;
bien qu’Énoch accomplisse son voyage « spirituellement », son corps
est « fondu dans l’épreuve » et il acquiert l’identité du fils
de l’homme. Un changement analogue d’identité se produit dans l’Exagogé
lorsque Moïse est désigné comme Xénos, hôte, mais aussi étranger. Cela
peut impliquer une transformation de son visage ou de son apparence, ce qui le
rend étranger à Raguel, un motif que l’on rencontre aussi en Exode 34, mais
aussi en 12 :1 du Livre des Antiquités bibliques du
Pseudo-Philon lorsque les Hébreux ne reconnaissent pas Moïse après sa
transfiguration sur le Sinaï :
« Moïse redescendit après avoir été inondé de
la lumière qui ne peut pas être regardée, il s’était rendu à l’endroit d’où
émane la lumière du soleil et de la lune. La lumière de son visage excédait la
splendeur du soleil et de la lune, mais il l’ignorait. Lorsqu’il arriva en bas,
devant les enfants d’Israël, ceux-ci, en le voyant, ne le reconnurent point, et
il fallut qu’il parle pour qu’ils comprennent que c’était bien lui. »
Le visage de lumière de Moïse importe pour comprendre
notre comparaison des littérature énochienne et mosaïque qui, chacune, tendent
à présenter leur héraut respectif avec des attributs empruntés à l’autre. C’est
en 2. Énoch que le visage de lumière est attribué pour la première fois au
septième patriarche, en particulier en 2 Énoch 37, lorsqu’un des anges
primordiaux, « terrifiant et redoutable », est appelé par le Seigneur
à geler la face d’Énoch ; l’ange est « blanc comme la
neige », ses mains sont « de glace » et c’est en touchant le
visage d’Énoch qu’il le gèle à son tour. Alors, le Seigneur dit à Énoch que
faute de ce gel, aucun être ne peut le contempler.
Par ailleurs, en 3 Énoch 15 :1, on trouve un
épisode assez semblable : « Lorsque le Très Saint, béni soit-Il,
m’emmena pour servir le Trône de Gloire, les roues du Char et tous les désirs
de la Shekhinah, ma chair s’enflamma tout entière, mon nez me brûlait, mes os
étaient des charbons ardents, mes paupières jetaient des éclairs, mes globes
oculaires étaient des torches, mes cheveux se dressèrent comme des flammes sur
ma tête et mes bras devinrent des ailes de feu, tout comme la substance de mon
corps, une fournaise rugissante. »
Dans la Bible, la « face de lumière »
est un signe de l’authenticité de la rencontre avec Dieu. Dans les passages
évoqués, cette apparence numineuse attribuée à Moïse est décrite comme une
imitation d’Énoch ou de Métatron. Ainsi en Sefer Hekhakot 15B, Énoch
Métatron dit à Moïse : « Fils d’Abraham, n’aie crainte… Car Dieu
te protège… Ordonne comme il te plaira, en toute confiance, car la lumière
brille depuis ton front, depuis un bout du monde à l’autre. »
Comme dans le cas des prophètes prédestinés à rencontrer leur jumeau céleste et à voir leur propre reflet dans la face-miroir de Dieu, Moïse découvre à son tour que son visage de lumière est une hypostase de la face de Dieu, mais à une différence de taille : le visage de Dieu est aussi celui de son vieux rival de toujours : Énoch-Metatron.
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