Avant de devenir une archive psychique et un sujet de risée — qui se souvient du contenu d’une seule émission des frères Bogdanov ? —, la Science-fiction européenne fut un mouvement littéraire et politique d’une extrême vitalité.
Traditionnellement, les historiens de la SF distinguent une première période, classique, celle des précurseurs, l'anticipation scientifique, pendant la seconde moitié du dix-neuvième siècle, souterrainement influencée par des courants occultistes comme le spiritisme de Kardec, qui évoquait une transmigration dans les étoiles ; une deuxième vague, à partir des années vingt, le continuum Gernsback, du nom de l'inventeur américain du terme scientifiction, et qui connut sans doute des infiltrations théosophiques ; enfin, une troisième vague, la speculative fiction, à partir des années cinquante, avec le Plan Marshall, et qui culminera, en Europe, en France, à partir des années soixante, jusqu’à la fin des années quatre-vingts, soit entre les premiers pas de l’homme sur la Lune et la chute du Mur de Berlin.
Après 1989, la mondialisation entraîna la fin des utopies et donc,
de la SF en tant que genre littéraire, dont la plupart des collections, déjà moribondes, disparurent presque instantanément, alors qu'elles étaient extrêmement nombreuses dans les années 70 et avaient droit de cité à l'université ; les travaux de Deleuze et Guattari, par exemple, en portaient clairement la marque. Mais désormais, il n’y avait plus qu’un seul
monde possible : le divin marché. Les progrès des simulations
informatiques contribuèrent aussi à l’évacuation de la SF : à quoi bon écrire
des « histoires comme si » — selon la formule de Gérard Klein — dès
lors que les ordinateurs produisent cet effet de réel ou, plus
spectaculairement encore, doublent le réel à la manière d’un aleph borgésien
planétaire : l’Internet.
Après l’an deux mille, échéance hautement symbolique, aucune découverte technologique n’eut l’impact fantasmatique que produisirent autrefois la conquête spatiale et l’alunissage de 1969. Tout au plus, le clonage, présent à bas bruit dès la fin des années 90, inspira-t-il des romans people, privés de tout vertige spéculatif, comme le tristounet La Possibilité d’une île de Houellebecq, une sorte de Guy des Cars 2.0 ou comment assaisonner un thème à la mode, sans lui donner de véritable saveur ou profondeur. Comme si après les vastes sagas du programme spatial, le clonage nous ramenait à nos propres cellules, à l'ontologie grise d'une intériorité désenchantée : du Monde du Non-A aux Particules élémentaires.
En somme, après l'an 2000, nous étions passés de l’autre côté du mur du
temps… et la vie continuait, sans aucune rupture anthropologique directement
perceptible. Non sans ironie, le Choc du futur de Toffler devait surgir des
banlieues du monde. Alors que l’Occident avait proclamé un peu vite la fin de
l’Histoire, l’utopie réapparaissait où on ne l’attendait pas, sous la forme
d’une eschatologie étrangère : le 11 septembre 2001, les petits hommes verts de
l’Islam débarquaient droit dans les tours du World Trade Center — un
surgissement d'Aliens qui associait l’archaïsme théocratique et
l’hyper-technologie en un événement que Stockhausen qualifia d’œuvre d’art
parfaite — un mélange d’horreur cosmique et de culture pop, comme ces planètes
qui explosent dans La Guerre des étoiles.
Le glas des idéaux cosmopolites sonnait celui de la
science-fiction. Tout comme il y eut deux Mai 68 — un Mai 68 qui voulait jouir sans
entrave et le Mai 68 critique du consumérisme — il exista jadis deux SF. L’une
d’obédience anglo-saxonne, technophile, utilitariste, militariste et
libérale-libertaire, dont le modèle était l’ingénieur et militaire Robert
Heinlein. L’autre, européenne, française, écologiste, anarchiste, formaliste,
dont le plus illustre représentant était Jean-Pierre Andrevon : cette
dernière cherchait à sortir de ses propres limites, en inspirant une praxis gauchiste
(mal définie) alors que son équivalent anglo-saxon visait surtout à alimenter
l’industrie spectaculaire.
C’est cette SF européenne qui est morte. Non seulement
pour les raisons évoquées ci-dessus, mais aussi parce que les idéaux de gauche
dont elle se réclamait sont aujourd’hui accaparés et redéfinis par
l’hyper-classe internationale dont le programme — gender studies,
métissage obligatoire et néo-féminisme — représente une utopie venue d’en haut,
contre les gens d’en bas, à l’inverse des idéaux qui animaient la SF européenne
des Trente Glorieuses. À l’époque, du prolétaire à l’étudiant, la SF était
prisée des classes moyennes qui partageaient sa « Stimmung », un état
d’esprit que l’on pourrait définir par le terme allemand de « Sehnsucht » :
la nostalgie (ou le désir) de l’avenir, l’attente des lointains — l’époque fut aussi
celle de plusieurs vagues d’observations soucoupistes, symptôme de ce même
Zeitgeist, selon Carl Gustav Jung.
Dans son Plaidoyer en faveur de l’intolérance (1998), le
philosophe néo-marxiste Slavoj Zizek remarquait que le désir d’utopie des
classes moyennes s’était, au cours des années 80 et 90, progressivement déplacé
vers la droite radicale parce que seule cette dernière osait encore rompre avec
le libéralisme ; de fait, la gauche traditionnelle a peu
à peu abandonné ses préoccupations économiques pour se recentrer sur le
sociétal — le virage mitterrandien de la rigueur — et aujourd’hui, sur les
migrants et les « minorités », orientation totalement étrangère à
l’esprit originel du marxisme — « l’étoile du futur » dont parle
Ernst Bloch.
La SF du dernier tiers du vingtième siècle n’a pas
prédit l’ordinateur, pas plus qu’elle n’a prédit l’Internet, ni le Onze
septembre. La SF n’a rien vu venir et sans doute ne poursuivait-elle pas ce but.
Tout au plus grossissait-elle, à la manière d’une loupe, certains aspects sociétaux,
mais surtout, elle tentait d’incarner, de recréer expérimentalement, dans le
laboratoire de la littérature, les conditions « d’une pluralité
ontologique » (David Lapoujade) en un temps où la gauche représentait
encore (un peu) les peuples d’Europe.
Voilà une tonalité existentielle et affective que nous
avons totalement perdue aujourd’hui, où les genres paralittéraires dominants sont le polar
et la littérature jeunesse, le fait divers naturaliste et la régression
infantile. En fait, s’il fallait trouver un équivalent actuel à la SF des
années 70, ce serait peut-être les « théories du complot » et ce
n’est sans doute pas un hasard si la « facho-sphère », d’Alex Jones à
certains milieux de l’Alt-right, emprunte aux codes de la « speculative-fiction. »
En fait, l’unique prédiction vérifiée qu’émit la
science-fiction française fut celle de sa propre extinction, comme un dépassement
dialectique recherché dans l’espoir d’un hypothétique « Retour à
la Terre », du nom d’une série d’anthologies parues dans la collection
Présence du Futur. Le très écolo Jean-Pierre Andrevon concluait son recueil Paysages de mort (1978) par ces mots : « L'homme n'irait pas dans les étoiles, les
étoiles ne viendraient pas jusqu'à l'homme, simplement parce que la puissance
technologique nécessaire à l'assaut cosmique ne pouvait venir qu'au bout d'une
longue chaîne évolutive qui cassait avant que ce stade soit atteint. »
Retour à la terre ? La terre ne ment pas ?
Finalement, tout cela était-il bien de gauche ? L’idole d’Andrevon ne
s’appelait-elle pas René Barjavel, auteur du très pétainiste Ravages (1943) ?
Comment expliquer ces contradictions, nous qui nous sommes tant aimés — car,
oui, maintenant, à l’âge de mille kilomètres, je peux le dire : la
science-fiction et le métal hurlant, c’est là d’où je viens, ma jeunesse enfuie.
En fait, à cette défunte SF française, on pourrait adresser la même critique qu’Alain de Benoist à Mai 68 : lutter contre la société de consommation, contre le capitalisme, contre les industries polluantes, est une intention louable, mais s’en prendre dans le même temps à l’armée, à la nation, à sa propre race, cela revient à se tirer une rafale de désintégrateur dans le pied.
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