Ill. : Carl Gustav Carus (1852) Texte : Le Fruit défendu de la Connaissance, de
Prométhée à la pornographie, par Roger Shattuck éditions Hachette, collection Littératures.
Tout comme Marlowe, Goethe choisit le cabinet de Faust comme lieu principal pour son drame intellectuel, dont l’histoire de Marguerite n’est qu’un appendice maladroit, mais séduisant. Ayant rejeté dans la première scène tous les champs d’étude traditionnels et évoqué tous les esprits du monde environnant dans la deuxième scène, à l’extérieur, Faust découvre qu’un esprit, sous l’apparence d’un barbet, l’a suivi jusqu’à son atelier.
Après quelques
conjurations plutôt comiques, Méphistophélès apparaît devant lui, « vêtu
comme un étudiant voyageur », comme le double parodique de Faust et c’est
Faust lui-même qui lui propose un « pacte » comme s’il savait déjà
tout de son propre mythe grâce aux sources anciennes. Méphistophélès essaie de
gagner du temps ; les esprits à son service endorment Faust pour permettre
au suppôt de Lucifer de consulter l’autorité suprême.
Lorsque
Méphistophélès est de retour, Faust est de méchante humeur et maudit
« tout ce qui nous enchaîne / l’âme par les désirs et les
illusions. » Cette malédiction s’adresse à la faculté même qu’est
l’imagination : « Le Dieu qui réside en mon sein » qui l’éloigne
des livres poussiéreux et le pousse à partir en quête du sublime. Toute cette
discussion est à la fois très abstraite, à moins d’être mise en scène d’une
manière convaincante, et peu plausible pour préluder au moment décisif.
Seul le chœur des
esprits parvient à rendre Faust plus docile et permet à Méphistophélès de
négocier avec lui. En réfutant tous les plaisirs conventionnels qu’on lui
propose, l’or, les jeunes filles et la gloire, Faust rejette toute compensation
matérielle à l’âme qu’il a troquée contre des moments de bonheurs magiques. Au
lieu de cela, Faust propose un pari : « Si je dis à l’instant qui
passe : arrête-toi, tu es si beau / alors, que ta chaîne m’enlace / alors
que s’ouvre mon tombeau. »
Le contrat
traditionnel, en vertu duquel Faust n’avait rien d’autre à faire qu’à s’amuser
pendant vingt-quatre ans, se transforme ainsi en un concours destiné à
démontrer qui est le plus malin. Un pari qui donne à Faust la possibilité de
gagner sans avoir à choisir, d’exploiter les pouvoirs surnaturels de
Méphistophélès tout en obtenant le salut ultime, comme dans la version de
Lessing.
Il est important de
remarquer qu’avant la « fin », très lointaine pour Faust, comme pour
Goethe, Faust a fondamentalement perdu son pari deux fois. Dans la scène du
« Jardin de Marthe », il considère que son amour pour Marguerite est
inexprimable : « Se donner tout entier, éprouver une telle joie / Qui
doit être éternelle / Eternelle, ah, sa fin serait son désespoir / Non, non,
qu’elle soit infinie. »
Cela se présente
comme l’Augenblick,
« instant », arraché à « das
Rauschen der Zeit, « à la rumeur du temps », le « flot
grondant de la vie », le moment de bonheur suprême auquel, Faust l’a parié,
il ne succombera jamais totalement. Dans la deuxième partie, il s’abandonne à
Hélène avec le même sentiment d’extase, mais, pour une raison quelconque, le
cours des événements balaie le pari qui a fait démarrer l’action. Ni
Méphistophélès, ni Dieu ne rappellent à Faust qu’il a perdu son pari. Goethe
fait donc de l’histoire de Job celle d’un fiasco qui sera évité au dernier
moment grâce à un miracle.
Tous les éditeurs
considèrent que le pari de Méphistophélès avec Dieu tire son origine du livre
de Job. Trop peu d’éditions signalent que nous savons également ce qui donna à
Goethe l’idée du second pari. Dans la cinquième section des Rêveries du
promeneur solitaire, Jean-Jacques Rousseau évoque sa vie idyllique faite de
méditations solitaires et d’oisiveté, de dolce farniente, sur l’île de
Saint-Pierre, au milieu d’un lac suisse. Se prélassant sur l’eau calme, seul à
bord d’un skiff, il n’accomplit aucun haut fait et ne s’attire aucune renommée.
Au lieu de cela,
par une renonciation progressive, il parvint à « sentir avec plaisir son
existence sans prendre la peine de penser. » Il atteint très vite un
niveau d’exaltation suprême et les réflexions de Rousseau sur cet état
représentent un moment important et troublant de l’histoire spirituelle de
l’Occident. « Aussi n’a-t-on guère ici-bas que du plaisir qui passe ;
pour le bonheur qui dure, je doute qu’il y soit connu. À peine est-il dans nos
plus vives jouissances un instant où le cœur puisse véritablement nous
dire : je voudrais que cet instant durât toujours et comment appeler
bonheur un état fugitif qui nous laisse encore le cœur inquiet et vide, qui
nous fait regretter quelque chose avant, ou désirer encore quelque chose
après ? »
Ce désir ardent de
vaincre le flux du temps et d’immortaliser l’instant contient un élément à la
fois mystique et sacrilège que Rousseau reconnaît : « De quoi
jouit-on dans une pareille situation ? De rien d’extérieur à soi, de rien
sinon de soi-même et de sa propre existence, tant que cet état dure, on se
suffit à soi même comme à Dieu. »
La réponse de
Goethe aux aspirations de Rousseau à la transcendance est le rejet par Faust, à
deux exceptions près de la tentation de transcender le temps. Contrairement à la version de
Marlowe, il ne vend pas son âme contre la garantie de mener une vie intense
pendant vingt ans. Il fait le pari qu’aucun sentiment plus ou moins profond,
qu’aucun attachement à qui que ce soit ne l’incitera à la loyauté. Ce principe
d’insensibilité permet à Faust de tout essayer plusieurs fois, comme un
séducteur intellectuel ou un participant à des recherches expérimentales en
sexologie : il est toujours en mouvement. Il n’a rien à perdre si ce n’est
la possibilité de continuer à vivre dans l’opulence.
Il est difficile de
savoir quelle morale peut être tirée de la vie de Faust et de la pièce de Goethe.
Cette morale est profondément enfouie dans le paradoxe et l’ambiguïté. Faust se
raccroche à la contingence tout en voulant pourtant s’en détacher. Sa lutte
obstinée tend à la fois vers des idées nobles et vers un opportunisme
inconsidéré. Faust convoite le statut divin.
En refusant les flatteries de Méphistophélès et en insistant pour conclure un marché sans limitation de durée, qui lui confrère les pouvoirs magiques jusqu’à ce que ses pouvoirs aient été satisfaits, Faust amène par la ruse Méphistophélès et Dieu à lui octroyer un statut supérieur à celui de simple mortel. « Ah, je volerais volontiers » s’écrie Faust dans sa tirade prophétique lors de l’épisode « Nuit » et trois scènes plus tard, il survole toute l’Europe et jouit d’un « envol divin. »
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