« Un prestidigitateur qui a raté la fin de sa carrière »

 

Ill. : L’Immolation de Giordano Bruno (1964) par Leonora Carrington. Texte : Giordano Bruno, un génie martyr de l’Inquisition par Jacques Arnould, éditions Albin Michel.

Dieu pourrait-il créer une pierre si lourde qu’il ne puisse pas lui-même la porter ? Le piège saute aux yeux : s’il pouvait créer un tel rocher, Dieu cesserait d’être tout-puissant ; et s’il ne le pouvait pas, il serait également pris en défaut de toute-puissance. Dès lors, quel lien convient-il d’établir entre l’omnipotence accordée à la divinité et les limites posées par les lois de la nature qui, en toute bonne foi, sont confessées avoir été créées par Dieu lui-même ? Tel est le contenu de ce paradoxe théologique qui n’a cessé de donner du fil à retordre aux milieux théologiques et philosophiques. Afin de défendre l’impossibilité pour Dieu de vouloir une chose et son contraire, frère Thomas d’Aquin, qui a vécu et enseigné au couvent Saint-Dominique de Naples trois siècles avant frère Giordano, a proposé de distinguer la possibilité logique (Dieu pourrait) et la puissance réelle (Dieu peut)

Le Nolain aborde cet attribut divin sous un angle différent, celui choisi par Jean Duns Scot et son disciple Guillaume d’Occam. Ces deux théologiens affirmaient que Dieu exerce bel et bien une puissance infinie sur tout ce qu’il a créé ; il convient seulement de déclarer cette puissance absolue (potentia absoluta), car Dieu peut faire tout ce qui n’implique pas de contradiction, et ordonnée (potentia ordinata), car elle s’exerce selon les lois qu’elle institue librement. En aucun cas, la puissance absolue de Dieu, qui n’est autre que sa liberté souveraine, ne peut agir en excédant sa puissance ordonnée.

Bruno s’appuie sur cette distinction… pour l’écarter ou plus exactement pour la dépasser. Dieu ne peut vouloir autre chose que ce qu’il veut, il ne peut pas faire autre chose que ce qu’il veut, il ne peut pas faire autre chose que ce qu’il fait. En Dieu, le choix et la nécessité, la liberté et l’action sont identique, contemporains : « Le pouvoir faire suppose le pouvoir être fait. » Dès lors, parce que l’univers est l’effet d’une cause infinie, la trace vivante d’une vigueur infinie, d’une puissance infinie, mais aussi d’une bonté infinie, l’univers ne peut être qu’infini. Bruno s’oppose ainsi clairement à la position catholique, défendue par Thomas d’Aquin.

Mais l’univers est-il vraiment infini ? Bruno semble hésiter et précise que « ce corps qui nous paraît vaste et extrêmement grand n’est à l’égard de la divine présence qu’un point et même un rien. » L’univers, dit-il encore, a besoin de l’éternité et c’est là un nouveau point d’opposition avec Thomas d’Aquin, pour être un et parfait ; il n’est un que dans la multiplicité, car il n’est pas identique à Dieu.

Bruno, en effet, ne confond jamais Dieu et l’univers ; il serait donc erroné de parler de divinisation du monde ou de naturalisation du divin. Il enseigne plutôt à s’adresser à l’univers, à rechercher l’union avec la nature pour la connaître ou tenter de connaître Dieu, que nous, les humains, ne pouvons voir face à face. Car le moindre atome de l’univers est le réceptacle de la puissance divine, de la potentia absoluta de Dieu, et, écrit-il dans De la causa, principio et uno, « la divinité est tout entière en n’importe quelle partie, de même que ma voix est entièrement entendue de tous les côtés de la salle. » Bruno parle ainsi de l’explication ultime de Dieu : présent partout, il est comme disséminé, éparpillé, mis en pièce. Et tant mieux si l’univers compte une pluralité de monde : chacun d’eux n’offre-t-il pas un miroir au visage de Dieu ?

Rien d’étonnant à ce que l’idée de Dieu puisse s’unir à la nature humaine, qui plus est à une personne humaine particulière, paraisse inacceptable au Nolain. Le Christ est ainsi le grand perdant, le grand absent de la pensée brunienne, qu’elle soit philosophique ou théologique, à moins de réduire son rôle à celui d’un pasteur d’hommes. Bruno n’a que faire du dogme de la Rédemption et moins encore, nous le verrons plus loin à propos de sa critique de la théologie réformée, de la justification par la foi. Pour lui, le sacrifice du Christ ne peut pas nous mettre en communication avec la divinité ; seule la contemplation de l’univers infini nous conduit jusqu’à Dieu en élargissant notre être, notre savoir, notre connaissance jusqu’à l’infini. Parfois, le Nolain n’hésite pas à traiter le Christ d’imposteur : il se moque de ce mage auquel les gens n’ont pas cru.

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