« Toi dont je ne sais qui tu es »

 

Source : Le Cloître des ombres par Jean-Claude Schmitt, éditions Gallimard, collection Bibliothèque des Histoires.

Interdire la publication d’un texte ou exiger d’en différer la diffusion n’est pas rare à l’époque. Les motivations de tels interdits, et les bonnes raisons que d’aucuns se donnaient pour les enfreindre varient suivant les cas. Un siècle plus tôt, Anselme de Cantorbéry avait confié à son fidèle disciple Eadmer le soin de prendre note de ses enseignements sur des tablettes de cire, avant de les lui montrer pour correction définitive.

Mais un jour, Anselme, qui avait pourtant approuvé cinq jours plus tôt la dernière version du texte d’Eadmer, changea d’avis et, par souci d’humilité, ordonna à ce dernier de détruire son manuscrit. Eadmer obtempéra, mais seulement après avoir recopié secrètement son texte, évitant ainsi de mentir à son maître tout en sauvegardant sa pensée ; c’est ainsi que la Via Anselmi, la Vie de saint Anselme de Cantorbéry, put être heureusement publiée une vingtaine d’années plus tard, à la requête du successeur d’Antelme, l’archevêque Ralph de Cantorbéry. La situation dans laquelle se trouve N. [le scripteur du Liber revelationum] est différente de celle d’Eadmer puisqu’il n’avait pas l’obligation de détruire le manuscrit du Liber revelationum, mais seulement d’en différer la publication.

C’est la circulation d’une version « corrompue », fallacieuse, « mensongère », de ce texte (les mots fallacia, falsitas, corruptio, mendax reviennent en boucle pour la dénoncer) qui oblige N. à précipiter sa décision et on peut le comparer à ce qu’il advint de la Visio Alberici, le récit du voyage dans l’au-delà du jeune Albéric (vers 1100-après 1145). À en croire la chronique de l’abbaye du Mont Cassin, le Chronicon Casinense, et les vies des moines cassiniens compilées par Pierre Diacre sous le titre De viris illustribus Casinensibus, Albéric, né dans la noble famille des Settefrati, tomba gravement malade à l’âge de dix ans et resta neuf jours et neuf nuits inconscient.

À son réveil, il se mit à raconter qu’il avait visité l’Enfer et le Paradis sous la direction de saint Pierre (on a vu dans ce récit une préfiguration de la Divine Comédie de Dante, qui ajoutera aux deux premiers lieux de l’au-delà une étape au Purgatoire) ; puis il revêtit l’habit monastique de Mont-Cassin. C’est là qu’il raconta sa vision au frère Guido, qui la transcrivit en y apportant quelques modifications. La narration d’Albéric obtint un tel succès que le Chronicon Casinense put « omettre de la rapporter parce qu’elle est dans presque toutes les bouches. » Mais l’engouement pour ce best-seller favorisa les ajouts, les amplifications, et les enjolivements, au point qu’Albéric ne reconnut plus son récit. Encouragé par l’abbé Senioretto (1127-1137) et aidé par Pierre Diacre lui-même, il corrigea le texte fautif et en fournit une version amendée. Celle-là seule a été conservée.

La version fautive de la Visio Alberici est bien mentionnée dans la version définitive, mais nous n’en disposons pas. Il en va tout autrement dans le cas de N. qui nous livre, en partie grâce à ses corrections, deux versions du texte : une mauvaise et la bonne. À la différence d’Albéric du Mont-Cassin, N. a noté soigneusement, mot à mot, les erreurs du falsificateur et indiqué ses corrections tout en les justifiant. Cela fait tout le prix de cette partie du Liber revelationum (chapitre 163 à 174) Le cas est unique dans la littérature médiévale.

Dans son « exhortation et correction contre les falsificateurs des visions de l’abbé Richalm », N. laisse libre cours à son amertume et à sa colère. La version corrompue qu’il dénonce tient en un « petit livre » qu’il a eu « entre les mains. Or, il se considère comme « la mère de ce livre » : les « falsificateurs » lui ont enlevé son « enfant » pour le corrompre. Qui est le coupable ? Il l’ignore : « Je ne sais pas qui a changé, effacé, ajouté, oubliant par négligence des phrases entières, ou les réduisant de moitié. » Il interpelle cet inconnu : « Toi dont je ne sais qui tu es » Le coupable semble avoir agi en solitaire bien que le titre intercalaire déjà cité use du pluriel. Le manuscrit fautif circule dans le monastère, le falsificateur s’y trouve donc, mais vraisemblablement depuis peu de temps, car il n’est pas familier des usages des frères et des lieux.

« Notre sacristie t’est étrangère au point que tu ignorais ce qu’on y chante. »

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