Pris sur Culture.pl.
Comment le meilleur espion de la CIA pendant la guerre froide parvint à
s’échapper du bloc soviétique, par Michael Keller, traduction de l’anglais par
Nedotykomka, no copyright infringement intended.
Décembre 1981. Le Colonel Ryszard Kukliński s’apprête à
assister à une réunion de routine entre officiers de haut rang de l’armée
polonaise. Alors qu’il pénètre dans la salle de conférence, Kukliński
s’aperçoit que quelque chose ne tourne pas rond. Ses supérieurs restent
silencieux tandis qu’il prend place : la tension est quasi palpable.
Finalement, un des officiers rompt le silence : il y a une fuite, un
traître parmi nous.
Après des années d’informations sensibles transmises aux États-Unis,
Kukliński est sur le point d’être démasqué. Bien qu’il ne soit pas nommément
cité, il est celui qui avait le meilleur accès aux sources. L’étau se resserre…
Kukliński avait déjà failli tomber et certaines de ses activités mirent
finalement la puce à l’oreille de ses supérieurs. Il risquait gros : la
peine de mort. De nombreux autres espions avaient déjà été exécutés, partout
dans le bloc soviétique. La seule
manière de survivre, pour lui et sa famille, était de fuir la Pologne et le
temps pressait.
Né
en 1930, à Varsovie, Kukliński connut une
enfance difficile : à l’époque de l’invasion allemande, il n’était encore
qu’écolier et il fut surpris un jour par les sirènes qui se réverbéraient à
travers la ville. Au cours de l’Occupation, il assista aux atrocités commises
par les hitlériens lors de la liquidation du ghetto. Bouleversé, il tente
de rejoindre l’armée alors qu’il n’a que treize ans, mais comme il est refusé,
il s’engage dans le mouvement de résistance Épée et Charrue, « Miecz i Pług »,
où il sert d’agent de recrutement.
Peu
de temps après, son père, lui aussi résistant, est arrêté, torturé et expédié
dans un camp de concentration. À la fin de la guerre, en mai 45, le fils essaie
désespérément de retrouver son père. Plus tard, il apprendra sa mort en
détention dans le camp de Sachsenhausen. Kukliński
séjourna lui aussi dans un camp en Allemagne, et après la guerre, il revient en
Pologne, s’installe dans le sud-ouest, où il travaille brièvement comme gardien
de nuit dans une usine de savon de Wroclaw, avant de s’engager de nouveau à
l’armée en 1947. Il a alors dix-sept ans.
Les vingt années qui suivent le voient gravir les
échelons et à partir de 1967, il possède une solide réputation d’officier et de
responsable de manœuvres militaires en collaboration avec les pays membres du
Pacte de Varsovie. Pourtant, à mesure qu’il gagnait en grade, il fit
l’expérience d’une réalité dérangeante : la soviétisation de l’armée
polonaise, son alignement complet sur le modèle de l’U.R.S.S. dans tous les
domaines : entraînement, uniformes, formation idéologique, etc. Toute
déviation par rapport à la doctrine communiste se voyait sanctionnée et parfois
lourdement, par une exclusion.
Au départ, Kukliński croyait qu’il s’agissait d’une
situation temporaire et que les officiers polonais remplaceraient le
commandement soviétique et serviraient les intérêts nationaux plutôt que ceux
de l’Union Soviétique dont il détestait le régime. Mais rapidement, il apparut
que les communistes n’avaient aucune envie de relâcher leur emprise, de sorte
qu’au final, la Pologne avait simplement troqué un oppresseur pour un
autre. Et lui, quel était son rôle,
sinon un simple rouage dans une machine au service d’une puissance
étrangère ?
En 1967, il s’envole pour le Vietnam pour une période de
six mois comme membre d’une délégation de la Commission de Contrôle
internationale en charge de la partition du Vietnam. C’est là qu’il entre en
contact avec des soldats américains. Contrairement à la propagande soviétique,
il découvre des gens plutôt sympathiques. En fait, Kukliński s’était toujours
douté des mensonges du communisme, mais ce fut à cette occasion que la bulle
éclata.
À son retour, il se voit charger de l’Opération Danube,
un exercice avec plusieurs pays du bloc soviétique. En réalité, il s’agit
d’organiser la répression du Printemps de Prague en Tchécoslovaquie et le
bellicisme de ses supérieurs le met en rage. Deux ans après l’invasion de la
Tchécoslovaquie, la Pologne subit une grave crise économique. En réaction, le
gouvernement communiste augmente drastiquement les prix des matières premières
et des biens de consommation. C’est un choc pour la population. Une disette
s’ensuit, puis des émeutes dans le nord du pays.
Compte tenu de ce qui venait de se produire à Prague, le
gouvernement polonais redoutait une déstabilisation et une reprise en main
musclée. Les manifestations furent donc violemment réprimées : 40 morts et
1000 hospitalisations. Beaucoup de militaires estimaient cette action
justifiée, mais Kukliński, lui, fut atterré. Comment pouvait-on traiter ses
propres citoyens de la sorte ? De plus, il devenait évident que le bloc
soviétique représentait une menace pour le monde libre et si une guerre
éclatait, la Pologne serait aux premières loges, « le sang des nôtres
serait répandu une fois de plus sur l’autel de l’Empire rouge. » Il lui
fallait donc chercher de l’aide de l’autre côté du Rideau de fer.
En août 1972, Kukliński et d’autres officiers se rendent
en Allemagne, en Hollande et dans des ports flamands pour une mission de surveillance
à bord d’un yacht baptisé Legia et commandé par l’État-Major polonais. Pour
Kukliński, c’est l’occasion d’offrir ses services aux renseignements
occidentaux, avec lesquels il prend contact secrètement, bien qu’il s’exprime
dans un très mauvais anglais.
Néanmoins, les États-Unis ne peuvent ignorer une offre
pareille offre : des agents furent dépêchés pour un entretien secret à
Amsterdam où Kukliński les mit au courant de ses motivations et de sa
situation privilégiée pour leur fournir des informations classifiées de haute
importance, qui serviraient la CIA. Il avait entre autres accès aux plans
militaires soviétiques pour l’Europe de l’Ouest. Après ce premier rendez-vous,
il ferait passer 18 rouleaux de microfilms et les Américains lui fournirent un
appareil-photo dissimulé dans un briquet, car il fumait énormément. Plus tard, Kukliński se justifierait en ces
termes aux autorités américaines.
« Votre pays n’est pas seulement plus fort, mais
aussi le plus apte à changer le monde occidental et mon pays dans un sens
positif, celui de la liberté. C’est un honneur et un devoir de vous aider dans
votre campagne de dissuasion et je vous aiderai jusqu’au bout de mes
forces. »
En 1980, il avait déjà livré des milliers de
documents en se basant sur un protocole de communication par boîte aux
lettres secrètes. À la moindre erreur, ou mauvaise interprétation, ou faute a
priori insignifiante, toute l’opération pouvait tomber, ce qui impliquerait la
mort pour Kukliński. Pourtant, malgré ce succès apparent, la suspicion
grandissait. Beaucoup de militaires se doutaient des fuites.
En 1980 apparut le mouvement Solidarnosc qui regroupa
bientôt près d’un million d’affiliés dans tout le pays et bien que les
autorités l’aient, au départ, autorisé, elles préparaient son élimination en
secret, avec en plus l’installation de la loi martiale. Alors qu’il s’apprêtait
à diffuser des informations aux Américains, Kukliński fut appelé et averti qu’une
taupe se trouvait dans les services. Aussitôt mise au courant, la CIA planifia
son exfiltration ainsi que celle de toute sa famille, à partir de Varsovie où
des agents américains les emmèneraient jusqu’à la frontière, puis en Allemagne
de l’Est et de là, à Berlin.
Kukliński et ses proches furent d’abord menés à
l’Ambassade américaine puis embarqués à l’arrière d’une camionnette, cachés
dans des boîtes en carton. À la frontière, les Kukliński entendirent les
conducteurs discuter avec les gardes : le véhicule ne portait pas les
plaques autorisées. Pendant de longues minutes, les Kukliński s’attendirent à
être découverts. Heureusement, il n’en fut rien et la camionnette poursuivit sa
route.
Une fois hors de Pologne, la famille fut hébergée aux États-Unis,
en Virginie. Un jour après son arrivée, Kukliński obtint une décoration pour
ses efforts. « Au péril de sa vie, le Colonel Kukliński nous a délivré des
informations de première importance quant aux forces soviétiques, contribuant à
la sauvegarde de la paix et à empêcher de graves crises géopolitiques. Tout au
long de sa mission, le Colonel Kukliński a agi au nom du plus noble
patriotisme, celui de la liberté. »
Cela n’allait pas de soi en Pologne où il fut condamné à
mort par contumace pour trahison de sa patrie. Selon
l’ancien dirigeant communiste d’alors, Czesław Kiszczak, Kukliński avait trahi
son pays, même si celui-ci était sous occupation étrangère. Que la Pologne soit
communiste, socialiste, capitaliste, social-démocrate, elle est et reste la
Pologne, notre pays.
Néanmoins, ces dernières années, l’attitude du
gouvernement polonais a radicalement changé : plusieurs années après
l’effondrement du communisme, la condamnation à mort de Kukliński fut commuée à
25 ans de détention avant d’être abandonnée. Un jugement établit qu’il avait
agi dans des circonstances exceptionnelles et au service d’intérêts supérieurs.
En 1998, après des années d’exil, il put enfin rentrer
dans son pays natal. À son arrivé, il fut accueilli par les acclamations d’une
foule en délire, qui chantait, dansait et célébrait son retour. Il était devenu
un héros, aussi bien pour le peuple que pour le gouvernement. À cette occasion,
il livra un discours qui fut diffusé à travers tout le pays :
« Je me
considère comme un soldat de la République qui n’a rien accompli d’exceptionnel
en dehors de son devoir : servir sa patrie dans le besoin. Ce qui me
différencie des nombreux autres résistants, c’est la nature de la mission que
j’ai entreprise et ses conséquences. Il m’est très difficile de croire à ce qui
m’arrive en ce moment. »
Après sa mort en 2004, le gouvernement l’a promu au rang de Général et il fut inhumé avec les honneurs, à Varsovie et déclaré citoyen d’honneur de nombreuses villes de Pologne, ce qui scelle son destin héroïque et son héritage moral.
Commentaires
Enregistrer un commentaire