Source :
Le monde comme conscience et comme rien par Ladislav Klima, éditions de la
Différence.
Le monde n’a pas la moindre valeur ; comme chaque atome fusionne avec les autres, il s’ensuite que, tôt ou tard, toutes les possibilités seront nécessairement remplies, toutes les imaginations réalisées. Tu atteindras tout et tout t’atteindra, quoi que tu fasses ! Ton travail est peine perdue, ton inaction sans conséquence ; de toute manière, tu auras droit à tout. Tous tes désirs les plus téméraires seront accomplis, tes craintes les plus terribles se confirmeront, tes plus aériennes fantaisies se feront chair. Tu t’élèveras au plus haut, tu t’effondreras au plus bas. L’impensable sera ta pensée, l’impossible pour toi deviendra réalité. Tu subiras toutes les métamorphoses imaginables, et un millions de fois plus encore dont tu n’as pas idée… Mais qu’est-ce que le tout te rapportera ? Des clous !
Ta quête la plus acharnée de bonheur ne multipliera pas
la somme de celui-ci. Tes renoncements les plus austères seront impuissants à l’amoindrir.
Ta crainte de la douleur est insensée : réjouis-toi en souffrant de
pouvoir te tenir quitte au moins de cela ; sache en te réjouissant que ta
joie ne présage qu’une douleur cuisante à proportion. Tout autant que ce que tu
fais, tout ce qui t’arrive est parfaitement égal : tôt ou tard, il te
faudra passer par tout. Tes efforts pour améliorer ton état sont dérisoires,
tes plaisirs idem. Tout sera à payer comptant, l’amélioration d’une
aggravation, le plaisir d’une peine, la grandeur d’une petitesse, mais ton mal
se métamorphosera invariablement en bien. Il t’est interdit de rien espérer,
mais tu n’as non plus rien à craindre.
Quand le cycle vertigineux du tout sera parvenu à son
terme, quel sera le résultat ? Aucun. Comme si de rien n’était… la seule
et unique valeur se sera dissoute en cours de route, après quoi ce monde
effroyable se remettra à tourner, dans les éternités des éternités.
Peu avant sa mort, Lichtenberg rêva qu’il entrait dans
une auberge rustique. Un jeune homme y mangeait de la soupe, lançait parfois le
liquide en l’air pour le rattraper dans sa cuillère. D’autres hommes jouaient
aux dés ; non loin, une grande femme maigre tricotait. Lichtenberg demanda
à la femme ce qu’on pouvait gagner à ce jeu. À la réponse « rien »,
il s’enquit alors de ce qu’on pouvait y perdre et il reçut derechef la réponse :
« rien. » J’en ai conclu que c’était là un jeu important, conclut
Lichtenberg.
Oui, nous croyons important le jeu de la vie où nous n’avons au bout du compte rien à perdre ni à gagner. Voilà le terrifique mystère le plus intime de ce monde-fantôme. Tout trime et trame, tend et tremble, espère et désespère, se réjouit et se désole pour quelque chose non seulement qui « est » théoriquement un rien, mais encore, pratiquement parlant, qui se paralyse en néant.
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