Force aveugle

 

Source : Philosophie de l’œuvre commune par Nikolaï Fiodorov, éditions des Syrtes, sous la direction de Françoise Lesourd, traduit du russe par Gérard Conio, Régis Gayraud, Luba Jurgenson et Françoise Lesourd, postface de Svetlana Smeionova.

Le cimetière représente un vaste espace avec une multitude de tombes qui sont aussi des tables, de même, l’autel, qui contient une parcelle de reliques dans son antimension, représente une tombe, qui invite au banquet solennel, scellant l’union de tous en vie d’accomplir cette œuvre que tous les monuments, petits et grands, créés par les croyants eux-mêmes, représentent de manière artificielle ; car tous les monuments figurent ce moment où les têtes des fils d’Adam sortent de terre, et eux-mêmes attendent l’averse régénératrice du sang vivifiant, pour revenir à la vie et se dresser sur leurs pieds. Si, d’autre part, les crânes au pied de la Croix, sont remplacés par des effigies, alors, s’illuminant au moment où la mort est vaincue par la mort du Christ, elles, ces effigies, représenteront le fait même de ressusciter les morts. En revanche, hors des cimetières, le lien entre la ressuscitation universelle et la résurrection du Christ passe totalement inaperçu.

D’ailleurs, pour ne pas exagérer la désolation qui règne dans les cimetières, il convient de dire qu’il y a des tombes où le souci des vivants pour les morts est bien visible ; sur certaines, on a planté des fleurs, sur d’autres on a posé des couronnes, et il y en a dont les croix comportent de petites niches avec des lanternes où brûlent les veilleuses. À l’étranger, même s’il n’y a aucune désolation dans les cimetières, il faut y voir l’effet, dans les villes du moins, non du sentiment, non du cœur, mais de la discipline policière qui règne partout et ne tolère aucun désordre, et surtout du désir de masquer la mort sous une couche de fard, blanc ou vermeil. La ruine de nos cimetières à nous, il faut l’attribuer à la fois à la pauvreté et à l’éloignement des parents de ceux qui sont morts, ainsi qu’à d’autres circonstances fortuites. Tout cela, pourtant, n’annule pas la question des cimetières : les fleurs, les couronnes, les lanternes, ne la résolvent pas, pas plus que l’attitude pharisienne de l’Occident envers les morts : la mythologie non plus ne suffit pas à y répondre…

Si la religion est le culte des ancêtres, ou la prière commune de tous les vivants pour tous les morts, alors, à l’époque actuelle, il n’y a plus de religion, car auprès des églises, il n’y a plus de cimetières, et dans les cimetières, ces lieux sacrés, règne l’abomination de la désolation. Cet état de désolation des cimetières devrait attirer l’attention de ceux qui vivent dans cet endroit, dans cette partie de la ville, où les morts, dans ce cimetière connu de tous, reçoivent leur sépulture ; ceux qui vivent dans cet endroit devraient en faire un lieu de rassemblement, de concertation, de soins permanents, pour le restaurer dans toute son intégrité, sa totalité et son sens, toutes choses mise à mal par l’oubli des pères et l’inégalité des fils ; cela signifie créer dans ce cimetière un musée avec une école, où seraient tenus d’étudier tous les fils et les frères dont les pères, les mères et les frères sont enterrés là.

Et nous qui sommes à l’image du Dieu pour qui les morts n’existent pas, en quoi pouvons-nous nous rendre semblables à Lui, lorsque nous avons devant nous des tombes ? Que la religion soit le culte des morts ne veut pas dire qu’elle a le culte des morts, au contraire, cela signifie que les vivants doivent s’unir pour travailler à connaître la force aveugle qui porte en elle la faim, les épidémies et la mort, à la changer en force de vie. Il ne suffit pas que les cimetières, comme les musées, soient des lieux de conservation, de préservation ; et c’est parce que les cimetières se sont changés en lieux de simple conservation que, là, dans ces lieux sacrés, règne l’abomination de la désolation. Ainsi, le temps est déjà venu de ce qui doit arriver après que l’Évangile est prêché à tous les peuples, comme le signe que la fin est proche…

Quel est donc l’ennemi qui détruit ces monuments ? De la part des gens, ce n’est que de l’indifférence ; le destructeur, lui, est cette même force qui porte en elle la faim, les épidémies et la mort ; c’est elle qui produit la destruction, le pourrissement, la décomposition et qui produit cela comme une force aveugle, c’est par la vie même qu’elle apporte la mort, aveugle qu’elle est. 

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