Texte :
Giordano Bruno, un génie martyr de l’Inquisition par Jacques Arnould,
éditions Albin Michel.
Invité à Oxford à l’occasion de la visite officielle d’une personnalité étrangère, le Nolain y laisse un souvenir pour le moins mitigé ; l’un des professeurs de la célèbre université anglaise rapporte : « Quand cet Italien virevoltant, qui se faisait appeler Philotheus Jordanus Brunus Nolanus, magis elaborata Theologia Doctor », nanti d’un nom dont les proportions l’emportaient de loin sur celles de son corps, rendit visite à notre université en l’an 1583 dans la suite du duc polonais Laski, il brûlait du désir de se rendre fameux en ces célèbres lieux par quelque exploit mémorable. »
Un peu plus tard, il est effectivement invité à donner
plusieurs conférences, en vue d’être nommé lecteur de l’université
d’Oxford ; il y rencontre les plus éminents personnages de l’Église
anglicane, dont l’évêque d’Oxford et le futur archevêque de Canterbury qui ne
partagent pas ses opinions coperniciennes. Dès la première de ses
interventions, il est soupçonné puis explicitement accusé de plagier, de
répéter verbatim la pensée de Marsile Ficin… Bien entendu, Bruno s’en défend,
mais sans parvenir à convaincre les professeurs oxoniens qui trouvent ainsi le
motif de sommer « l’Italien virevoltant » d’interrompre ses
enseignements et de rentrer à Londres.
Ce fiasco académique n’empêche pas Bruno de mener à
bien une intense activité éditoriale : il veut convaincre ses
contemporains de l’intérêt et de l’excellence de son enseignement. Ainsi, dans
le Sigillus sigillorum, Le Sceau des sceaux, il reprend et poursuit sa
polémique avec un contradicteur d’Oxford à propos de l’organisation de la
connaissance et de la mémoire ; il considère cette dernière comme un outil
de la connaissance et non comme un de ses produits, comme un instrument de
métamorphose et d’invention et non comme un mode de répétition et de
reproduction. Il revendique aussi d’écarter de sa réflexion toute référence,
toute dimension théologique.
Ses démêlés avec les docteurs britanniques le
convainquent en outre de délaisser la langue universitaire, le latin, au profit
de l’italien, la langue de l’élite intellectuelle et commerciale en Europe, le
français étant à cette époque limité au politique et l’anglais considéré comme
un dialecte insulaire. Après son provocant Chandelier, déjà écrit en italien et
publié à Paris, il rédige le récit d’un repas au cours duquel il a été invité à
débattre sur la cosmologie copernicienne avec deux professeurs d’Oxford, à
l’invitation de sir Fulke Greville. Ce repas a lieu le mercredi des Cendres
1584, plus précisément le 14 février, d’où le titre de l’ouvrage : La Cena de le Ceneri, « Le Souper
des Cendres. »
« Ce n’est pas une bagatelle, prévient-il, comme
le banquet des sangsues, ni une facétie à la Berni, comme le banquet de
l’archiprêtre de Pogliano, ni une comédie comme le banquet de Bonifacio dans le
Candelaio. Non, c’est un banquet à la fois grandiose et humble, magistral et
estudiantin, sacrilège et religieux, allègre et colérique, âpre et enjoué,
maigrement florentin, grassement bolonais, cynique et sardanapalesque, badin et
sérieux, grave et burlesque, tragique et comique. » Dans ces quelques
phrases s’exprime le style si original de Bruno, qui commence par raconter
l’aventure ayant précédé son arrivée à White Hall, la demeure de son
hôte : une véritable odyssée sur les eaux et dans les vases de la Tamise
durant laquelle lui et ses amis ont été les victimes des bateliers londoniens.
C’est là une étrange manière d’introduire un débat cosmologique, mais plus rien
ne doit désormais nous étonner de la part du Nolain.
Au
cours de ce singulier repas, l’Italien défend les idées de Nicolas Copernic et
même les outrepasse ; non seulement, il prétend que la Terre est en
mouvement, que la Terre est une étoile noble comme les autres astres, mais il
s’oppose aussi à toutes les formes de centrismes : l’anthropocentrisme, le
géocentrisme, le géocentrisme et même l’héliocentrisme. L’expérience de l’exil,
de l’errance rejoint ainsi et inspire peut-être la réflexion scientifique et la
méditation philosophique de frère Giordano ; les revendications humaines
de se trouver au centre du réel, de posséder la seule vérité lui paraissent
désormais superflues, exagérées. Le fuyard aux semelles de vent possède un esprit
aux ailes les plus audacieuses..
Son invitation à dépasser l’héliocentrisme de Copernic débouche sur la condamnation morale et politique de la colonisation du Nouveau Monde qui anime alors l’Ancien : à la différence du dominicain Bartolomé de Las Casas qui, dans sa Très brève relation de la destruction des Indes (1582), prône une acculturation en douceur, il dénonce fermement la politique européenne à l’égard des populations et des richesses du Nouveau Monde. Enfin, sa réflexion sur l’âme le conduit à défendre la cause animale et l’idée que l’animalité n’est plus une limite, mais un seuil, une étape sur le chemin vers la divinité. De quoi agacer plus d’une belle et pieuse âme anglaise, en attendant les propos scientifiques et plus scandaleux encore de Charles Darwin.
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