Source :
Philosophie de l’œuvre commune par Nikolaï Fiodorov, éditions des
Syrtes, sous la direction de Françoise Lesourd, traduit du russe par Gérard
Conio, Régis Gayraud, Luba Jurgenson et Françoise Lesourd, extrait
de la postface de Svetlana Smeionova.
La vision prémonitoire de Fiodorov envisage le processus de résurrection suivant un ordre logique, d’un chaînon à l’autre d’une lignée : le fils et la fille reconstituent en quelque sorte à partir d’eux-mêmes, leurs père et mère, ceux-ci font de même avec les leurs, et ainsi se déploie, pour faire accéder à une nouvelle existence la toile jusque-là repliée d’une vie jadis sensible et consciente. Ce qui est visé, c’est la renaissance de l’ancêtre, grâce à la mise en évidence et l’étude de l’information héritée de lui, transmise à ses descendants. Il s’agit en fait de reconstituer la formule génétique de l’organisme de l’ancêtre, inscrite partiellement en chacun de ses descendants, à partir de quoi on peut, au moins théoriquement, poser la question de sa recréation.
Cependant, la formule génétique permettait plutôt
d’obtenir une sorte de double génétique de l’homme ayant jadis vécu. Le
principal problème reste entier : comment rendre à l’homme ramené à la vie
sa conscience de soi singulière, sa personnalité ? Fiodorov a entraperçu
qu’il pouvait y avoir des « images par irradiation » dégagées par les
morts ; on pense à la théorie actuelle du champ biopsychique élaborée par
le savant biélorusse A.K. Maneev. Le porteur de la conscience individuelle, que
l’Antiquité appelait âme immortelle, dégage un champ biopsychique non sujet à
l’entropie, qui se conserve après la mort : « Et si les champs créés
par les radiations, les ondes radio, mènent une existence désormais
indépendante de leur source, ce qui, pourtant, ne les empêche pas de porter en
eux l’information correspondante, il est tout aussi possible qu’existe un champ
biologique « formé par radiations » à la mort de l’organisme, mais qui
conserverait néanmoins toute l’information le concernant. »
À partir des programmes informationnels conservés par
les systèmes de champs biologiques », Maneev imagine « le retour à la
vie de ceux qui sont, comme on dit, tombés dans le néant, mais sous une forme
nouvelle, plus parfaite. » L’organisation corporelle de l’homme, désormais
immortelle, serait transformée en fonction de son champ psychique.
Recréer les morts, ce n’était pas les ramener à leur
nature physique d’avant, imparfaite, parasite, assujettie à un type d’existence
qui implique la mort. C’était la créer sur des bases nouvelles, lui permettre
de se créer elle-même, d’être régie par la conscience, capable de se renouveler
soi-même à l’infini, tandis qu’en elle serait conservée la conscience de la
personne : en fait, ce qui doit être trouvé et restauré, c’est ce centre
spirituel, et son point central, le « moi », le porteur de cette
conscience de soi. Ceux qui ressuscitent, qui sont parvenus à l’immortalité
sans faire par eux-mêmes l’expérience de la mort, sauf celle de leur
organisation matérielle antérieure, qui devient organiquement autre, régulée,
spiritualisée, puissante, sont également concernés par cette transformation de
leur organisme.
Fiodorov le répète : tout ce qui est donné pour rien,
reçu de la nature dans la nuit de la naissance, l’homme doit le racheter par
son travail, le replaçant ainsi par ce qui est régulé consciemment, produit
d’un travail créateur, œuvre de création : « notre corps doit être
notre œuvre. » Se pose alors la question : en tant qu’être né,
l’homme est mortel ; en tant qu’être jadis créé par Dieu, dans sa
condition première, édénique, pré-lapsaire, non. En fait, le créé n’est pas
automatiquement voué à la mort. Ainsi, cette création en miniature, l’œuvre
d’art est moins mortelle que son créateur. De plus, le cadre temporel de cette
relative immortalité est variable, il dépend de la beauté et de la perfection
de la chose créée. L’homme doit déjà pour lui-même s’affranchir de cette
« relativité » puisqu’il porte en lui l’image de l’être Divin. Le
travail pour accéder à l’immortalité devrait connaître différentes étapes,
entre autres celle d’une immortalité relative ; la continuation de la vie
jusqu’à 100, 200, 500 ans et plus, jusqu’au retour de l’humanité à l’Éden de la
ressemblance Divine.
Ainsi, dans les profondeurs du mythe biblique, l’homme se pense déjà comme pure création, donc immortel. Seule la Chute l’a fait entrer dans l’ordre de la naissance, de la souffrance, de l’exclusion et de la mort. Ou inversement : l’ordre naturel existant, celui de la naissance, de l’exclusion, de la mort, apparaît justement à une clairvoyance humaine supérieure comme une déchéance, un péché, comme ce qui ne devrait pas être. Telle est l’injonction fiodorovienne : changer ce qui est produit par la naissance en produit d’une création, ou encore ce qui est mortel en immortel, ce qui est dépendant, n’ayant pas en soi-même la cause de son existence, en véritablement libre, doté de la prérogative divine d’être causa sui, d’accéder à son authentique maturité.
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