Ill. : Le Jardin de Bomarzo par Antonioni. Texte : L’Échange impossible par Jean Baudrillard, éditions Galilée.
Nous pouvons nous rappeler des moments du passé où nous avions des chances égales de vivre ou de mourir, par exemple, lors d’un accident automobile. Naturellement, celui qui en parle a choisi de survivre, mais, dans le même temps, l’autre a choisi la mort. Chaque fois que quelqu’un se trouve devant un carrefour de ce genre, il a devant lui deux univers. L’un perd toute réalité parce qu’il y meurt, l’autre reste réel parce qu’il y survit.
Il abandonne l’univers où il n’est plus que mort, et il s’installe dans celui où il est toujours vivant. Il y a ainsi une vie où il est vivant et une autre où il est mort. La bifurcation entre les deux, liée à tel détail contingent, est parfois si ténue qu’on ne peut pas ne pas penser que l’événement fatal continue de se dérouler ailleurs. Il apparaît d’ailleurs souvent dans les rêves, où on le revit jusqu’à son terme.
Cette alternative n’est donc pas tout à fait fantôme, elle existe mentalement et mène une existence parallèle. On ne saurait parler d’inconscient, car il ne s’agit pas de refoulement, ni de retour du refoulé. Simplement, deux blocs se sont séparés et, quoique de plus en plus distants, ma vie actuelle est de plus en plus différente de celle qui a commencé pour le mort virtuel en cet instant-là, ils sont indivisibles.
Il en est ainsi de chaque moment décisifs, de la naissance comme de la mort. De même que le mort virtuel que je suis poursuis son cours sur l’autre versant, dans son existence en filigrane de la mienne, ainsi la naissance est cette ligne de partage où d’un côté j’existe en tant que moi, mais où, sur l’autre versant, je commence au même moment d’exister en tant qu’autre. Telle est la forme de l’altérité et je ne peux me penser sans cette altérité secrète, fruit à la fois de la séparation et de l’inséparabilité.
Ce qui s’est séparé définitivement, ainsi le moi du non-moi à la naissance n’en continue pas moins de courir sur une autre ligne. Ces lignes, ou ces vies parallèles ne se rejoignent que dans la mort. Mais, à certains moments, on peut sauter de l’une à l’autre, croiser une de ces autres vies. Le destin nous voue à une mort personnelle, mais il reste quelque chose de cette prédestination multiple. L’altérité est une trace de ces croisements, qui sont une des grilles du devenir : devenir-animal, devenir-plante, devenir-femme — franchir la ligne de démarcation des sexes et des espèces. Ainsi font les mots dans la langue qui reste le modèle du devenir : les mots ne respectent pas les limites du sens, ils frayent continuellement avec les significations parallèles.
Là où a lieu cette séparation irréversible, entre le vivant et le non-vivant, entre le sexué et le non-sexué, émerge la dénégation tout aussi irrésistible de cette séparation. Le vivant gardera la nostalgie du non-vivant, le sexué la nostalgie du non-sexué, les sexes garderont la nostalgie l’un de l’autre. La pensée gardera la nostalgie de la matière inintelligente, ou celles de bêtes qui ne parlent, ni ne pensent.
Les deux pulsions sont aussi violentes, celle de la libération, de l’arrachement au vivant, du sexe, de la pensée et celle du remords, du repentir de cette rupture. Le destin est de part et d’autre, mais plus précisément aux points où elles se croisent avec plus de violence.
Commentaires
Enregistrer un commentaire