Source : La Fosse de Babel par Raymond Abellio, éditions Gallimard, collection L’Imaginaire.
Au fur et à mesure que ma conscience s’est éclairée, c’est-à-dire que je suis entré plus à fond dans le problème des structures, il m’est de mieux en mieux apparu que toutes les insuffisances et les difficultés de la théologie chrétienne, dans son penchant vulgaire à la morale, venaient de deux sources principales, qui ne sont d’ailleurs que les dérivations d’un même tronc : elle situe le Père plus haut que la Mère, alors qu’ils ne peuvent que graviter ensemble, et elle confond Lucifer et Satan, double et capitale erreur qui bloque d’emblée toute dialectique et toute gnose.
Et non seulement en effet il faut faire réellement graviter les deux couples Père-Mère et Lucifer-Satan qui sont de structure identique et se répondent point par point dans leurs ordres respectifs de manifestation, mais il faut en plus rendre compte que le Père et la Mère, et Lucifer et Satan, sont eux-mêmes des composés, et même, à leur tour, des couples, et que toute génétique en découle.
L’union amoureuse fait clairement apparaître que le Père et la Mère sont à la fois, l’un et l’autre, un sexe et un cerveau, soit en tout quatre pôles et non pas deux, quatre pôles emportés dans une rotation et une permutation sans fin. Et, sous une appellation plus abstraite, ces quatre pôles se retrouvent bien entendu en Lucifer et en Satan, dont on dira par exemple que Lucifer se veut plénitude ou activité de l’esprit, en sorte que dans l’horizontal, où tourne sans fin la roue de la répétition, la mise en marche de la dialectique peut être appelée quadrature du cercle. Reste alors à considérer que ce champ horizontal, en tournant, crée un courant vertical, ce qui fait passer du cercle à la sphère et de quatre pôles à six, par la fondation et l’élévation de la croix, c’est-à-dire l’ouverture de la double transcendance des profondeurs et des hauteurs qui transforme la répétition sans fin en filiation unique.
C’est ce qu’explique d’emblée le premier verset de la Genèse, dont le premier mot « bereshit » signifie d’ailleurs à la fois le début, la fin et aussi la relance de la dialectique. On aboutit au Christ dressé sur la croix, à la fois Fils de l’Homme et Fils de Dieu, maître de la terre et maître du ciel. Mais je dis aussi qu’on ne peut rien comprendre aux êtres et à leur histoire tant qu’on ne les a pas, selon ce modèle, décomposés et recomposés. Chacun de nous, mâle et femelle ensemble, est un champ à dix pôles. Faute de se voir ainsi, on ne voit rien. Et chaque situation de même. On ne la comprend pas tant qu’on n’y dénombre pas les facteurs de répétition et de non-répétition, c’est-à-dire de permutation et de filiation.
Revenant alors sur l’énigme de la souffrance, je constatais que Lucifer, qui se veut plénitude de l’esprit, induit par sa seule présence en Satan, qui est vacuité de ce même esprit, l’appétit insatiable de ce que l’esprit garde pour lui, c’est-à-dire la vérité, tandis que, réciproquement, Satan, qui se veut plénitude de la chair, induit par sa seule présence en Lucifer, qui est vacuité de cette même chair, l’appétit insatiable de ce que cette chair garde pour elle, c’est-à-dire la beauté, en sorte qu’il existe en l’homme deux souffrances inséparables, celle de la vérité et celle de la beauté, chacune créant l’autre et jouissant par l’autre, et s’y consolant sans s’y perdre, au contraire, en s’y exaltant.
On ne comprend rien à la nature de l’homme si l’on prétend isoler chacune de ces deux souffrances, qui ne se répondent en lui dialectiquement et bâtissent la loi de sa progression. Et on ne comprend rien non plus à la nature profonde de l’éthique, qui est en rapport avec la beauté, si, comme les universitaires, on en fait deux disciplines distinctes, c’est-à-dire deux disciplines mortes, au lieu des les garder antagonistes et associés et de les faire culminer ensemble dans le religieux, selon la fonction éternelle et unificatrice du Christ.
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