Chiffre du serpent

Ill. : Salammbô par Philippe Druillet.

Source : L’Athéisme dans le christianisme par Ernst Bloch, collection Bibliothèque de Philosophie, éditions Gallimard.

Le serpent, animal à double signification, appartenait aux profondeurs mystérieuses de la terre dont émanent à la fois les gaz toxiques et les sources bienfaisantes, les rêves, les prophéties, les volcans et les trésors. Dès le début, le serpent n’était donc pas une créature simple : il est l’ancêtre de tous les porteurs de poison, mais aussi de ceux qui apportent la guérison, comme par exemple le serpent d’Esculape ; c’était le dieu des éruptions volcaniques en même temps que de l’éternel rajeunissement, de l’éternel renouvellement. Il appartenait d’une part aux abîmes, c’était l’hydre, le python, le typhon et les divinités célestes le terrassaient. Héraklès a vaincu l’Hydre, Apollon le Python et édifié le temple de Delphes sur sa caverne ; Siegfried et Michel, eux aussi, terrassèrent le dragon des abîmes. Mais il était aussi le serpent de la foudre, le feu du ciel.

Dans ces sphères élevées, on trouve aussi Urée, le serpent royal des Égyptiens, représenté sur les diadèmes, et celui qu’on voit sur leur soleil. Les Ophites, eux, se souvenant d’autres traditions bibliques auxquelles ils attachaient la plus grande importance, paraient leur idole d’une autre mue. Ils établirent les relations les plus étonnantes entre le culte antique, tout imprégné de mythologie naturelle, et la rébellion religieuse par une assimilation avec le serpent du paradis. Le texte en question parle en ces termes : « Le serpent est la force qui prête son concours à Moïse, la verge qui se transforme en serpent… Ce serpent dont la signification est si étendue est la sagesse du Logos pour Ève. C’est le mystère de l’Éden ; c’est le signe dont Caïn fut marqué afin que quiconque le trouverait ne le tuât point.

Le serpent est Caïn lui-même, dont le sacrifice est refusé par le Dieu de ce monde, tandis qu’il accepte le sacrifice sanglais d’Abel ; car le Seigneur se réjouit à la vue du sang. Le serpent s’identifie enfin à celui qui apparaît au temps d’Hérode et qui, dans les derniers jours de sa vie, prend forme humaine… Nul ne peut donc être sauvé ni ressuscité des morts sans l’aide du Fils, qui n’est autre que le serpent. Son double est le serpent du désert, le serpent d’airain que Moïse fit surgir dans le désert ; tel est le sens de la parole de Jean (III, 14) : « Et comme Moïse éleva le serpent dans le désert il faut de même que le Fils de l’Homme soit élevé… car ce qui est fait par lui est vie » (Hippolytos, Elenchos, V) Ainsi, les Ophites interprètent le serpent de la Genèse non seulement comme un principe de vie, mais ils en font de même la raison qui fait éclater le monde…

Ce serpent persista jusqu’à la fin du Moyen Âge servant même à décorer le calice et devenant un motif ornemental dans les églises des Templiers, dont la décoration manifeste des influences mystiques orientale. L’orientaliste Hammer-Pugerstall, par ailleurs adversaire des Templiers, prétendait avoir découvert sur les reliquaires de cet ordre étonnant, le « diagramme ophitique » tel que le décrivait Origène : comme l’opposition entre un Yahvé sans exode et l’esprit d’un serpent qui annonce un monde meilleur. Dans certaines bibles baroques, manifestement utilisée par des sectes, on peut même retrouver des illustrations traduisant encore la même thématique : le serpent d’airain qu’on voyait à l’entrée des temples représente le Christ crucifié et la croix du Golgotha l’arbre de la Connaissance sur lequel on a cloué le serpent.

Immermann, l’auteur du Merlin, prétendait même dans son roman Les Épigones (Livre IX, chap. 2) avoir trouvé des symboles ophitiques dans les anciens cimetières de Thuringe, à supposer bien sûr qu’il n’ait pas été trop influencé par l’Histoire de l’Église de Néandre qui était la plus imprégnée du souvenir des Ophites. Par ailleurs, il faut toujours tenir compte à cette époque de l’influence de Hegel, laquelle ne s’exerce bien sûr pas dans l’assimilation ophitique entre le serpent et le Christ ; nul doute qu’elle ne lui eût paru tout à fait aberrante, mais, comme on l’a noté, dans la réinterprétation crypto-ophitique du paradis. L’égalité des hommes dans « l’état originel » n’a pas retenu l’attention d’un Hegel encore à demi féodal, mais il a encore moins souscrit — et pour des raisons défendables — au sommeil de l’intelligence qui plaisait tant au Créateur d’Adam, et qui trouvait si louable dans « l’état originel »

D’où ce salut indirect au séducteur : « Le paradis est un jardin où seules les bêtes pouvaient demeurer et non les hommes. » D’où également, sur la décision d’Adam : « Nous pouvons donc dire qu’il sort des brumes de l’intelligence, qu’il accède à la lumière de la conscience, et, plus précisément, que le bien est pour lui ainsi que le mal. » Bien que nous ne connaissions l’ophisme qu’à travers des sources censurées, et en particulier par l’intermédiaire d’Irénée, le prétendu péché originel l’a rendu impossible à oublier, à cause de la résonance foncièrement hérétique. Il y a loin, à vrai dire, des nombreux cultes animaux jusqu’à la sirène de l’arbre de la connaissance, jusqu’au César-Lucifer et jusqu’au troisième serpent, celui de la foudre, le dernier, celui qui triomphe dans l’Apocalypse.

Et la part de l’imaginaire est tout aussi grande, en particulier celle des premier gnostiques, mais plus forte encore est la volonté de lumière qui se fraie un chemin à travers tout ce fatras. Si bien qu’on peut répéter encore, dépassant indéniablement l’histoire des mythes et formulant ainsi à la place du « diagramme » ophitique le chiffre de toute cette tradition : le Serpent du Paradis est la larve de la déesse Raison. Par chance, l’histoire des révolutions retrouve par certains côtés la raison et l’on y décèle toujours ce chiffre…

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